Accompagner le changement, c’est dur. [trollbait]Une preuve tangible avec les manifs actuelles dues à des gens qui ne veulent pas changer. Que ce soient des politiques qui utilisent des méthodes du siècle dernier pour imposer leur point de vue ou que ce soient les manifestants (des étudiants qui n’auront pour la plupart jamais de CDI ou de vieux travailleurs qui ne veulent pas changer leurs privilèges durement acquis par les générations d’avant eux).[/trollbait] Non, le français ne veut pas changer ! Le changement fait peur ! Le français veut trouver (et/ou garder) un travail, un conjoint, des dates fixes de vacances et de jours fériés tous les ans, et des rendez-vous réguliers de téléréalité/sports. Éventuellement, il veut bien changer de coiffure, de resto le midi, de fringues pour rester à la mode imposés par les médias qu’il consomme, mais c’est tout. Non, le changement, ça fait mauvais genre. Même dans les entreprises.
Mais ce monde s’effrite peu à peu. Le 21e siècle et son obligation d’adaptation permanente s’impose. Beaucoup d’entreprises l’ont compris et mettent en place des initiatives appelées « innovation ». Ce mot « innovation » étant suffisamment fantasmatique et imprécis pour y mettre ce qu’on veut derrière. Vous savez, les initiatives corporates internes où « l’innovation » devient l’artisan de la « transformation digitale » de l’entreprise. Les chefs d’entreprise imaginant qu’en les faisant participer à des séminaire d’innovation, leurs salariés deviendront plus « digitaux » ou au pire plus « modernes ».
Mais ce que les entreprises oublient c’est qu’on ne peut pas obliger les gens à changer. Et de fait, les résultats de cette « innovation imposée » sont la plupart du temps désastreux. Pour vous aider à comprendre le problème, j’ai décrit deux situations extrêmes qui montrent comment rater son innovation d’entreprise. Évidemment, ces situations sont complètement fictives et toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé durant la petite trentaine d’ateliers d’innovation que j’ai pu animer depuis le début de l’année ne saurait être que fortuite.
1- L’innovation qui ne doit pas être trop conceptuelle
Bernard est un jeune cadre dans une grosse organisation et s’est porté volontaire auprès de son manager pour participer à un atelier d’innovation d’une journée. Il est important de se montrer motivé par le futur de la société si on veut progresser.
Mais déjà, ça commence mal. Le lieu est situé au dans un endroit branché et populaire (c’est à dire pour les parisiens loin de la Défense/Boulogne/Levallois). Et dés le matin, le changement est violent. Bernard va croiser des gens en jeans, sneekers et t-shirt branchés (aux slogans souvent incompréhensibles). Avec sa chemise blanche – obligatoire en semaine – et ses souliers pointus, Bernard, pourtant jeune, se sent en décalage. Il bade (mot utilisé par les jeunes branchés). Et c’est donc déjà avec un esprit circonspect qu’il attaque sa journée consacrée à l’innovation. Et cette journée sera bien à la hauteur de la déception qu’il anticipait.
Toute la journée, des consultants branchés vont faire les pitres en parlant de « culture lean« , vont présenter des exemples d’applis qu’il ne connaissait pas et pour lui sans intérêt (alors qu’Uber, au moins ça il connait, ils en ont parlé dans le journal). Et puis, il a fallu « travailler » et réfléchir sur des idées innovantes.
Alors pour impressionner un manager qui assistait à la séance (il faut toujours se faire remarquer positivement si l’on veut progresser dans une organisation) il a rempli quelques post-its. Mais mollement. Qu’importe l’intelligence du post-it si il est destiné à ne pas être remarqué par sa hiérarchie ? D’ailleurs, quelques œillades appuyées données à ses collègues participants ont montré que eux aussi se faisaient chier royalement. Quel temps perdu ! C’est à dire que pendant ce temps là il aurait pu avancer sur le dossier Duchemin, un vrai dossier sérieux dont dépendait sa réputation professionnelle. Mais au lieu de ça, il se retrouvait à collectionner des post-its, à écrire des conneries sur des boards ou encore faire des dessins de projets tous lus farfelus les uns que les autres.
Le lendemain il parlera en douce à la machine à café de cette journée perdue. Avec son pote Marc, ils se moqueront des consultants branchés et de leurs sneakers dorées. Mais il n’en parlera pas à son manager. Car c’est bien connu, il ne faut jamais critiquer les initiatives de sa hiérarchie si on veut progresser dans une organisation.
2- L’innovation qui ne doit pas être trop réaliste
Apprenant qu’un projet d’innovation commençait à aboutir, Claude, 40 ans de boite, cadre dirigeante, se décide à intervenir. Impensable qu’il se passe quelque chose dans l’entreprise sans qu’elle soit au courant et qu’elle fasse bénéficier de son expérience. Elle a donc prévenu le manager du porteur de projet qu’elle allait participer au prochain « workshop« . Quel drôle de nom, ils ne pourraient pas dire « réunion » comme tout le monde ? Et effectivement, à peine arrivée, elle découvre l’ampleur du désastre de ce projet d’innovation.
L’équipe projet d’abord : que des « volontaires » « autonomes« . Pour elle, ça voulait dire aucun responsable sérieux. Elle exige donc des explications au porteur de projet, jeune ambitieux qui lui explique la genèse du projet. Il lui présente au mur une « data vizualisation » (oui, bon, une liste d’items reliés avec des traits) qui présente les points forts et faibles de l’entreprise. Mais pour qui se prend ce trou du cul pour lui expliquer ce qui ne va pas dans sa boite alors que ça fait à peine 2 ans qu’il est arrivé ? Et lui de continuer à lui expliquer qu’ils ont travaillé sur du prototypage de solutions pour voir leurs points faibles et les améliorer et qu’à la fin ils ont gardé celle qu’ils trouvaient la plus intéressante pour en faire un POC qu’ils ont présenté au codir pour se faire sponsoriser. Et en plus, ce petit trou du cul a réussi à trouver un sponsor interne ? Heureusement qu’elle est là pour les aider à ne pas se gâcher cet argent.
Alors Claude se met au travail, et passe en revue les fonctionnalités du projet, les triant rapidement avec ses 40 ans d’expérience. « Mais où est-ce que vous avez appris votre métier ?« , « On n’a jamais fait ça, ça ne marchera jamais !« , « Une idée farfelue, même nos concurrents ne le font pas !« , « Ce projet ne peut pas s’adapter au process actuel dans l’entreprise« , « Mais non, le marché n’est pas prêt pour ça !« , « Notre dernière étude confirme que nos consommateurs ne veulent pas ce type de changements ! » « Mais non, tout cela est trop hypothétique, nous sommes une entreprise, on ne marche pas à la supposition ! », « Les syndicats ne nous laisseront jamais faire ça !« .
Enfin, au terme d’une matinée à corriger ce « projet innovant », Claude met en évidence que celui-ci ressemble beaucoup trop au projet initié par le marketing il y a 5 ans et toujours en cours de développement. Il ne sert donc à rien de créer un autre projet quasi-similaire. Autant arrêter les frais tout de suite.
Grâce à Claude, ce budget qui aurait été gaspillé est ainsi récupéré pour des tâches plus utiles. Elle sort alors du workshop d’un pas fier et droit, laissant les participants prostrés sur leurs chaises, leur énergie envolée, leurs espoir perdus. Ce qui est clair c’est qu’on ne les reprendra plus à faire de l’innovation (dans cette entreprise).
Conclusions : la difficulté de faire de l’innovation
Un changement pour qu’il soit efficace et durable (voir permanent) se doit d’être accepté de son plein grès, voir même désiré. Et c’est là l’erreur classique des entreprises qui font de l’innovation. Leur rôle ne doit pas être de créer de l’innovation par tous les moyens possibles (concours, ateliers, séminaires, incubation, etc….) mais de donner envie d’innover aux salariés et (et surtout) à leur direction. C’est hélas que les entreprises font rarement, préférant imaginer des tas d’idées inutiles que de bouger réellement les lignes.
Une fois de plus, on en revient à l’équation « clou + marteau ». Avec les séminaires ou concours d’innovation à la place des outils. Si les participants ne veulent pas s’en saisir pour en faire quelque chose, ces outils ne servent à rien. Si les gens qui s’en servent, le font pour des objectifs qui n’ont rien à voir avec le changement ou l’innovation (mais plutôt pour des raisons de carrière personnelle, ou de confort), alors ces outils ne servent à rien.
Il faut en plus prendre en considération le fait que ces « outils » d’innovation ne sont pas tous de la même qualité. Certains consultants ou cabinets spécialistes experts en innovation le sont depuis que ce terme est à la mode. Les méthodologies d’innovation se multiplient, les lieux d’innovation aussi. L’entreprise n’a plus que l’embarras du choix pour « innover ».
Et puis, rajoutons en plus le douloureux chemin de croix de la matérialisation d’une innovation. En effet, plus l’innovation va se concrétiser au sein de l’entreprise, plus il sera difficile de la faire exister en tant qu' »innovation » (cf. l’Innovation Funnel ci-contre).
Il est donc nécessaire pour l’entreprise de faire un bon casting à la fois dans ses outils (l’agence, les consultants, la méthodologie) que dans ses participants qui doivent tous être convaincus et mobilisés vers un objectif commun. Ce n’est qu’à cette condition que les entreprises arriveront à faire de la « bonne innovation », ou au moins, arriveront à faire bouger les lignes. L’innovation ne peut exister sans des gens derrière pour la pousser, la tracter, la matérialiser.