Réalités narratives et technologies virtuelles

Je laisse la parole à Sabrina, une passionnée de VR, qui possède un point de vue intéressant sur l’obligation de réinventer la narration dans les dispositifs de réalité virtuelle. Ca change des articles de journalistes noob sur le sujet, qui ne vont vous parler que du « nombre impressionnant de pixels » et de la « fluidité incroyable du device ». Enfin un peu d’intelligence sur ce sujet tellement tendance. Alors bonne lecture ! (ps: les NdC sont des notes de Cyroul)
coucou, tu veux voir mon gros casque
Coucou, tu veux voir mon gros casque?

Jeune recrue de Cyroul chez Curiouser (NdC: cette publicité n’a pas été financée), je me suis rendue il y a quelques temps à plusieurs événements présentant les dernières grosses avancées en matière de réalité virtuelle. Des événements principalement réservés à un écosystème de professionnels persuadés qu’il s’agit du nouveau Graal. Et pourquoi pas ? Ayant moi-même testé certaines de ces solutions et préparant un mémoire sur le sujet, il faudrait vraiment que je sois une de ces jeunes blasées de la génération Y (NdC: Arrrgghhh!) dont tant d’articles parlent pour ne pas percevoir le potentiel de cette technologie.

La promesse des marques de VR : expérience et immersion partout

Ce qui frappe à première vue lorsque l’on s’intéresse à ce genre d’univers, c’est la constante promesse d’immersion et d’expérience qu’offrent les différentes startups et autres entités du secteur. On parlera par exemple « d’une nouvelle façon de vivre les expériences du quotidien », ou encore d’une manière de « s’immerger totalement dans une autre réalité ». C’est bien évidement ce avec quoi on va pouvoir embarquer le public, car malgré toute volonté de rester critique sur le sujet, il faut admettre que la première fois qu’on essaie un casque, on est tout de suite impressionné par sa capacité à tromper notre cerveau et à se projeter dans une autre réalité. Mais il ne faut pas non plus oublier que ces discours sont des arguments de vente, car on promet non seulement une expérience de consommation unique en son genre mais aussi un engagement du consommateur lui-même encore plus fort : il serait fou de ne pas vouloir vivre ces nouvelles expériences qu’on lui propose, donc vous seriez fous de ne pas investir dans la VR.

moneymoney De l’importance d’apprendre à faire la différence entre argent réel et argent virtuel. Un Oculus Rift coute 699€

La réalité des consommateurs de la VR : la même chose qu’avant

Or voilà, un problème se pose : nous sommes encore aujourd’hui à une période de balbutiement où chacun va vouloir prendre sa part du gâteau avant même que quiconque n’ait réellement pu capitaliser sur cette technologie à grande échelle. Il faudrait pour cela atteindre les masses et donc les consommateurs finaux, ce qui pour l’instant reste l’utopie de la plupart des boîtes de VR. Une utopie qu’on imagine réalisable d’ici quelques années évidement, mais pas pour le moment. Nous sommes actuellement au tout début du cycle de vie de l’adoption d’une technologie. Les premiers casques VR commercialisables auprès du grand public sont enfin disponibles et avec eux arrivent donc les early adopters, qui pour l’instant n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent.

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Force est de constater en effet que ce qui est proposé actuellement en matière « d’expérience » de réalité virtuelle n’est pas transcendant. Jusque-là on a essentiellement tourné des pornos, des clips musicaux, ou encore des publicités en vidéo 360°, on a réalisé quelques mini-jeux, quelques expériences visuelles et sonores « immersives » et on a même créé des versions VR de jeux phares tels que GTA. Bref, on a souvent recyclé des pratiques déjà existantes plutôt que d’en créer des nouvelles. En quelque sorte, cela parait logique puisque les usages et les moyens techniques ne sont pas encore là, mais c’est dommage, car c’est réellement là-dessus que les entreprises de VR pourront se démarquer par rapport à leurs concurrents.

L’immersion technique de la VR n’a rien à voir avec l’immersion narrative

En réalité, lorsque ces entreprises parlent d’immersion, elles font presque à chaque fois référence à l’immersion technique que propose le dispositif, à savoir la possibilité de tromper ses différents sens, à commencer par la vue et l’ouïe. On va en permanence chercher à augmenter les dispositifs pour améliorer la sensation de réalisme de l’expérience, et on va chercher à atteindre une sorte de perfection technique, qui permettra de noblement se démarquer du concurrent, qui aura simplement un objet/logiciel/contenu beaucoup moins abouti que le nôtre.

Seulement cette ambition technique ne fonctionne que si elle est complétée par une ambition narrative, surtout si la technique est encore aussi loin de la perfection qu’elle l’est aujourd’hui. On peut très difficilement vendre cette photo de pomme de terre à un profane en lui expliquant l’incroyable réalisme de celle-ci ou encore la perfection de ses formes (oui je parle toujours d’une pomme de terre). Par contre, dès qu’on va commencer à raconter une histoire autour de cette fameuse patate, à raconter le pourquoi du comment, on va commencer à intéresser des gens.

patato

Photo d’une photo de pomme de terre vendue 1,5 million de dollars :
exemple d’un storytelling réussi

Construire de nouvelles règles narratives : passer d’un spectateur passif à un spectateur (trop) actif 

Tout n’est pas sombre en matière de réalité virtuelle. Certaines expériences sont ratées, d’autres valent largement le coup. Je pense par exemple à I Philip, court métrage français réalisé par Okio Studio en partenariat avec Arte où spectateur incarne un robot à l’image de Philip K. Dick.

iphilip

En quoi peut-on dire que c’est réussi ? Contrairement à la plupart des initiatives de vidéo 360° existant déjà, Okio Studio et Arte ont réellement cherché à comprendre les problèmes de narration posés par le dispositif et à les contourner. Notamment la difficile question de la passivité du spectateur. Car avec la VR, il devient difficile pour le spectateur de rester passif, puisqu’il est littéralement projeté à l’intérieur de l’histoire et peut regarder de tous les côtés, quitte à ne plus faire attention à l’intrigue principale. Il faut donc réussir à capter l’attention du spectateur pour qu’il reste concentré sur l’histoire, ce que réussit I Philip plutôt correctement, puisque les différentes scènes n’autorisent pas la flânerie. Comme dans la vie réelle, l’attention est captée par les différents acteurs prenant la parole, et on ne regarde pas le plafond très longtemps.

Par ailleurs le spectateur incarne un robot qui est présenté à plusieurs audiences différentes (d’abord les scientifiques, puis les journalistes). Ce robot n’est a priori pas mobile, mais il est sensé posséder une intelligence artificielle recréant la personnalité de Philip K. Dick. Le fait que l’on ne soit pas en mesure de se déplacer pendant la vidéo n’est donc pas gênant puisque c’est cohérent par rapport à l’histoire.

particommuniste

Le film joue également avec certains paradoxes comme le fait de se prendre en selfie ou encore de se sentir observé par la foule venue admirer le robot dans le bel amphithéâtre futuriste du parti communiste français.

Un réel effort a donc été fourni au niveau scénaristique pour s’adapter aux nouvelles contraintes du dispositif. Pour le moment ce niveau d’efforts a difficilement été reproduit comme nous l’évoquions tout à l’heure, car on a souvent voulu contourner ces problèmes en proposant des solutions venues de dispositifs narratifs déjà existants (les films, les jeux vidéos, etc).

L’enjeu majeur de la narration VR : faire croire à l’histoire

Dans son article de recherche « There is Nothing Virtual About Immersion : Narrative Immersion for VR and Other Interfaces », Kevin Brooks (travaillant chez Motorola) nous explique très justement que pour ajouter de la réalité au virtuel, il faut réussir à faire croire. Mais il n’est pas nécessaire de complexifier l’expérience si le spectateur est déjà conquis par la dimension narrative : avec une bonne histoire bien racontée, on construit nous-mêmes nos propres environnements immersifs. Les améliorations techniques ne deviennent alors que secondaires, puisqu’elles vont seulement venir faciliter le passage du contexte physique au contexte narratif, il faudra dans tous les cas procéder à une réadaptation face à un support changeant.

storytelling

La VR se développera si l’on pense aux usages plutôt qu’à la résolution des casques

Comme je le disais précédemment, la réalité virtuelle est actuellement en pleine construction de son identité, plus ou moins réussie. Grâce aux dispositifs déjà disponibles comme Oculus Rift ou encore Vive de HTC il est désormais possible d’imaginer des usages précis à partir de technologies déjà existantes. Il est inutile de se lancer dans une course de la spéc technique.

Apple a gagné la guerre du téléphone portable en proposant une dimension narrative à son produit, alors que des marques s’écharpaient depuis une dizaine d’années pour justement conquérir ce marché à coups d’améliorations techniques. C’est la même chose pour la VR. Aujourd’hui une multitude de plateformes et de techniques existent. Il va donc falloir apprendre à choisir la bonne technologie et surtout apprendre à l’employer au service d’un véritable storytelling, pour une marque ou une histoire. C’est à cette condition que la VR aura une chance de développer son potentiel et d’éviter le désenchantement, voire le désintérêt des marques et du public.

Le salon Laval Virtual de la semaine prochaine nous en dira peut-être plus sur la direction que souhaitent prendre les professionnels du secteur.

Sabrina Eleb

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