Comment ne pas faire de l’innovation molle en 2016

Comme je le prédisais dans cet article (Innovation partout, innovation nulle part), l’année 2015 a été définitivement l’année de l’innovation. Mais si j’en juge par la qualité de ce qui est sorti des pôles R&D internes, des groupes de travail, des ateliers participatifs, des réunions au sommet, des hackathons, des séminaires et même des formations (oui, certains vendent des formations d’innovation en promettant de transformer le salarié 35h avec RTT en futur Elon Musk), l’année 2015 a été l’année de l’innovation … molle.

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Personnellement, j’ai de la chance, car mon métier me propulse au cœur de l’action. Depuis le début de l’année, j’ai du en effet accompagner une vingtaine de projets d’innovation ou de transformation numérique d’entreprise (c’est du kif-kif, l’un impliquant l’autre).

Ces projets ont pris en gros 2 formes :

  • de la génération de concepts innovants à partir de briefs marketing ou com (soit pour permettre à des agences de com de gagner leurs appels d’offre, soit pour « booster » les idées en interne dans des grands groupes),
  • de l’accompagnement d’équipes internes plus ou moins matures pour les aider à trouver des idées qui changent de d’habitude, challenger des concepts « innovants » déjà imaginés ou simplement les concrétiser.

A travers ces expériences intenses et concentrées (1 à 2 projets par mois) , j’ai pu découvrir 3 écueils qui empêchent une entreprise d’innover véritablement et la réduit à faire cette innovation molle. Ces 3 écueils conditionnent entièrement la réussite de ces expériences d’innovation. Quelque soit la volonté, l’accompagnement, la méthodologie et le budget dépensé, les entreprises possédant un seul de ces travers feront semblant d’innover. Il peut donc être intéressant de les passer en revue.

Écueil 1 : l’innovateur (*) ne veut pas faire d’erreurs

(*) c’est moche mais c’est correct d’après Larousse

Comment innover sans faire d’erreurs ? Comment diverger en gardant son cap ? Comment être en rupture en ne changeant rien ? C’est souvent le contrat implicite auquel je me heurte que je dois travailler sur de l’innovation avec les salariés d’une entreprise. Souvent, qu’ils soient Marketing, Communication ou RH, mes interlocuteurs vont, après quelques heures d’introspection, m’avouer qu’ils doivent faire de l’innovation, mais sans changer les process de travail, les circuits de décision, ou l’organisation interne de l’entreprise.

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La vallée de la mort (valley of death) n’existe pas pour les champions de l’innovation molle.

A ce moment forcément, je suis tristesse. Mes plans pour aider l’entreprise à créer un nouveau Natu (netflix, airbnb, tesla, uber – oui des boites qui n’ont rien à voir, mais c’est pas moi qui crée le buzzword hype qui fait tendance en 2016) tombent à l’eau. Le projet tellement excitant de loin devient faisandé d’avance. C’est clair, en sortant de cet atelier, le mieux de ce qu’on pourra avoir, c’est une amélioration de l’existant (de « l’incrémentalisme » d’après Larry Page) et certainement pas de l’innovation.

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J’ai pu identifier 3 profils de ces « innovateurs » qui ne veulent pas faire d’erreur :

  • Ceux qui ont peur de perdre leur boulot. Ces sont les clients les durs à gérer. Qu’elle soit légitime ou non, cette peur de se faire virer les empêche de réfléchir, de sortir de leur zone de confort (où ils maîtrisent ce qui se passe), les empêche d’imaginer commettre des erreurs. Ils sont pétrifiés, paralysés par un potentiel échec du projet. Ils parlent peu, jamais en négatif de leur travail : on ne sait jamais, quelqu’un pourrait rapporter ce qu’ils ont dit à la hiérarchie. Ils veulent être dans le bateau qui les mènera à leur prochaine île de confort, mais tels des rats, ils n’hésiteront pas à le quitter voir le saborder si il y a le moindre risque qu’il ne coule.
  • know-it-allCeux qui savent déjà tout. Ces experts de leur partie voient le monde à travers l’opercule de leur lorgnette personnelle. Cet expert a cultivé son autorité au cours d’une longue carrière pleine de travail ou de manipulation. Aujourd’hui, il est le dépositaire d’un savoir absolu au sein de son entrerpise. Il ne le remettra pas en cause, surtout devant d’autres salariés. Seulement voilà, innover c’est changer. Et l’expert ne veut pas changer. D’ailleurs, il ne peut intrinsèquement pas car il ne serait dans ce cas plus expert.
  • Et puis il y a « les zonards » aussi appelés « les touristes » de l’innovation. Ceux qui ont été invités là par hasard ou par piston et qui veulent en profiter pour montrer que ce sont des gens de qualité qui ont des choses à dire. Alors ils parlent, ils donnent leur avis, ils critiquent… Et ils ne font rien. Car parler ne laisse pas de trace, mais « faire » est potentiellement dangereux ; on pourrait leur reprocher plus tard. Dans mes ateliers, j’ai trouvé une parade pour lutter contre ces piques assiettes : je les mets au boulot très vite. Bizarrement, ils vont vite avoir d’autres trucs très importants à faire et ne viendront plus qu’à la fin pour valider le travail produit par d’autres.

Écueil 2 : l’innovateur veut briller devant sa hiérarchie et ROIser immédiatement

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La formule magique pour générer de des idées à valeur ajoutée dans l’entreprise. Un truc comme « Value of Idea = 5.51 – 0.91 * ln(Level of Network Constraint) ». Avec ça, vous allez forcément booster votre inno.

Combien de fois, lors d’une introduction d’un atelier, suis-je tombé sur un brief  où l’innovation devait être ROIste à court terme : « On doit trouver en 3 jours une innovation rentable en 2 mois !« . Ben tiens. Autant vous le dire tout de suite : il existerait une méthode fiable pour inventer des modèles économiques rentables et sans risque entre la poire et le café, je n’irai certainement pas la donner à une entreprise, je la garderai pour moi. Non, l’innovation implique le risque. Sinon ce n’est pas de l’innovation.

Sauf que l’innovateur pressé de briller sans risque attend, lui, qu’on lui offre le Graal : le beurre (l’innovation) et l’argent du beurre (des beaux dashboards avec des KPI bien performants). Et forcément, quand il y a  demande, ça génère de l’offre. Aussi, les vendeurs du Graal de l’innovation se multiplient : vendeurs de solutions techniques, startups (mot magique) ayant développé un service d’intelligence artificiel qui est la solution à tous les problèmes même si on ne les connais pas, Data Analists capable de mieux comprendre les problèmes de votre entreprise juste en récupérant ses données, etc.

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Ce technocentrisme affirmé va rassurer l’acheteur d’innovation qui sera heureux de dire à ses supérieurs qu’il innove à mort en rachetant un progiciel ou la licence d’un service développé par une startup de 6 mois d’existence, voir même en louant des services techniques incompréhensibles mais qui résoudront tous les problèmes de l’entreprise, c’est certain car c’est marqué sur un blog.

Hélas, sur le long terme, les résultats seront souvent désastreux. Ajouter une brique à l’entreprise ne la fait pas innover. Ca la force à s’adapter à un nouveau logiciel. Et puis après ? Le problème se repose. On a vraiment l’impression que les entreprises n’ont rien retenues de l’époque du CRM multicanal magique (Broadvision, Vignette, etc.) coutant un bras et obsolète en 2 ans. C’était il y a à peine 15 ans, mais c’est toujours vrai.

Écueil3 : l’innovateur n’a aucune culture et maturité digitale

Cet écueil est moins important que les 2 autres mais il peut ralentir considérablement vos réflexions.

En 2015 j’ai eu des groupes entiers qui ne connaissaient pas les applications Uber ou AirBnB. Pas évident de créer le prochain Natu français dans ce cas. Alors certes, vous pouvez leur expliquer l’économie collaborative et puis les crypto-monnaies et puis le wearable computing et puis, et puis… Mais c’est de la formation ou de l’innovation ? C’est là qu’on s’aperçoit qu’on peut difficilement innover avec des gens non formés. 

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Le CES est le vrai rendez-vous des opportunistes de l’innovation sans culture.

Car innover c’est se retrouver dans une posture à la fois naïve -de celui qui n’a pas de certitudes – mais aussi dans la posture du sachant, qui met en pratique ses connaissances qu’il doit avoir sur les nouveaux usages et technologies numériques.

Il n’est évidement pas évident de trouver de tels personnes. C’est la raison pour laquelle il est indispensable de travailler à plusieurs, avec des participants qui vont se compléter dans leur curiosité/naïveté et dans leurs connaissances du digital. L’innovation va se construire sur une pyramide de savoirs étendue par la curiosité des participants. Pas de savoirs ou pas de curiosité, et pas d’innovation.

Innover c’est possible à plusieurs

Au terme de cette année 2015, je me dis que la recette magique de l’innovation est donc dans la composition des équipes d’innovateurs.

tychoL’erreur classique, c’est la construction de pôles « innovation numérique » assemblés avec un opportuniste aux dents longues qui veux se faire des aller retour au CES de Las Vegas gratos tous les ans, et deux anciens stagiaires de la génération Y, parce que forcément ils connaissent le digital, ils sont sur facebook depuis qu’ils ont 12 ans. Ces structures vont souvent produire beaucoup de RP (c’est ce qu’elles savent faire le mieux), mais aussi beaucoup d’innovations molles qui ne seront jamais poussées en interne.

Pour éviter cette dépense inutile d’énergie et de ressources,  il faut donc bien réussir le mix des compétences. D’après mon expérience, les participants les plus intéressants sont :

  • Des pros qui connaissent très bien leur taff, mais aussi celui des autres. Arrêtons d’inviter le spécialiste coincé dans son ornière (cf l’expert) ou le jeune de grandes écoles qui vient d’arriver dans la boite et qui consulte son iphone toutes les 5 minutes pour avoir l’air intéressant. Invitons plutôt des généralistes de l’entreprise, des gens qui connaissent toute la chaine du travail. Ce sont les meilleurs. Ils ont une vision globale et savent qui contacter dans l’entreprise si besoin d’en savoir plus. Certes ça va souvent avec une faible connaissance du digital. Pas grave, prenons des curieux, ça va les passionner.
  • Des gens responsables. Oh la joie de travailler avec des gens qui prennent des responsabilités, qui osent changer les règles en disant « on verra bien si ça passe, allons-y« . « J’appelle le boss pour avoir le go demain« . Priceless, mais bien trop rare.
  • Des gens autonomes et volontaires. Tout le monde devrait savoir mettre en page un Word ou créer une présentation PowerPoint ou Keynote. Après, faire un scénario, un wireframe, un mockup, ça s’apprend en faisant. Quel moment désagréable quand on entend « mais je sais pas faire, c’est pas mon job » plaintif en atelier. C’est tellement mieux quand l’équipe multi-compétences sait faire des choses, bosser ensemble, organiser un planning.  Plaisir de créer, plaisir de créer, plaisir d’innover.
  • Des gens déterminés durant quelques jours. Il n’y a en effet rien de pire que l’innovation de 16h à 18h : « il est 16h, allez, on va aller innover 2h et puis on revient bosser sérieusement« . Ca marche jamais ça. Ce qu’il faut c’est une complète coupure avec le quotidien. Et si possible hors les murs. Ca aère.

Les entreprises qui veulent véritablement innover devraient donc capitaliser sur les profils responsables, connaissant bien leur métier, autonomes et volontaires. C’est un préalable indispensable à toute démarche d’innovation ou de transformation numérique.

Seulement, l’entreprise est-elle capable de reconnaitre un salarié responsable d’un salarié opportuniste ? De reconnaitre un salarié mono-poste d’un salarié qui connait toute la chaine ? D’identifier un salarié autonome d’un salarié assisté ? Bref, l’entreprise connait-elle ses salariés ?

On pourrait presque conclure audacieusement que seules les entreprises qui connaissent (et inspirent) leurs salariés peuvent innover. Je comprends mieux maintenant pourquoi la majorité des grosses entreprises françaises, habitués aux jeunes génies diplômés, ne savent pas innover.

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Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

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