A la fin des années 90, j’ai eu la chance de devenir l’un des premiers concepteurs-ergonomes en France. Le contexte était idéal pour l’émergence de ce nouveau métier: la demande pour fabriquer des sites explosait, les premières web-agency avaient un besoin impératif d’une fonction de rationalisation des sites web avant la mise en production et Jakob Nielsen sortait son bouquin Designing Web Usability.
Ce métier de designer web était plus qu’un métier, c’était plutôt une vocation. Je ne me rappelle aucun (bon) professionnel de l’époque qui n’était pas convaincu par le sacro-saint utilisateur et la doctrine de l’utilisabilité. Les sites étaient fabriqués pour les utilisateurs. Un véritable métier d’intermédiaire bienveillant entre les gens et le commerce, c’est ainsi qu’on se l’imaginait.
Mais ça c’était avant… Aujourd’hui, on parle d’expérience utilisateur (UX). Et hélas, une grande frange de concepteurs d’expérience utilisateur (UX designers) considère que l’UX, c’est inciter l’utilisateur à s’abonner, acheter, dépenser plus, ne pas se désengager, etc. Ces facilitateurs de chiffre d’affaire n’ont qu’un objectif : optimiser le tunnel de conversion. L’utilisateur étant considéré dans l’opération comme un crétin manipulable qui se doit d’être encore plus abêti pour un résultat optimal (ces UX designers ont d’ailleurs du fréquenter la même école que les growth hackers dont je parlais là).
Cette nouvelle génération de d’UX designers utilise de nouvelles techniques, dont les fameuses Dark Patterns dont je vous parle de temps en temps dans mes articles. A la demande de beaucoup de mes lecteurs (il m’en reste malgré ma production assez irrégulière), voilà un petit résumé simplifié des dark patterns les plus utilisées.
Des sources : il n’y a pas (encore) énormément de matière absolue sur ce sujet, mais je vous conseille vivement l’excellent site de Harry Brignull qui recense de façon assez exhaustive ces mauvaises pratiques, ainsi que ce travail universitaire The Dark (Patterns) Side of UX Design de Colin M. Gray, Yubo Kou, Bryan Battles, Joseph Hoggatt, and Austin L. Toombs dont je me suis plus qu’inspiré. Merci à eux.
Et maintenant place aux mauvaises pratiques : Nagging, Obstruction, Sneaking, Interface Interference et Forced Action.
Le Nagging
On commence par le Nagging (harcélement), une pratique que vous connaissez forcément si vous utilisez Windows 10 car Microsoft est devenu un spécialiste de l’interruption de votre travail par ces menus à choix multiples sans véritable choix pour l’utilisateur. Dans l’exemple ci-dessous, vous n’avez pas le choix de désactiver ce pop-up intempestif. Uniquement le choix de le revoir plus tard.
Le Nagging est aussi une technique habituelle sur Instagram ou Facebook Messenger, qui vous demandent en permanence d’allumer vos notifications à travers des messages qui ne permettent aucun refus de votre part. Il existe un subreddit bien nommé asshole design sur ce sujet.
On retrouve également ce principe de harcèlement dans Uber (côté App chauffeur). Quand le conducteur, exténué, s’arrête pour se reposer, l’application va lui envoyer des objectifs supplémentaires (aléatoires). Une sorte de gamification de l’esclavagisme moderne.
L’Obstruction
Le but de l’Obstruction c’est de rendre une action difficile. Le premier exemple qui vienne à l’esprit est la désinscription à un service. Vous savez, le super service gratuit pendant 30 jours auquel vous vous êtes inscrit en 1 seul clic. Une expérience utilisateur fabuleuse qui vous a démontré que le service était performant et très ergonomique (pour récupérer votre code de CB). Hélas, le jour où vous voulez vous désinscrire (car finalement le service n’était pas si efficace que ça), impossible de trouver la fonction qui vous permet de le faire. Au bout de quelques heures de recherche (surtout sur Internet), vous aboutirez certainement à un PDF à imprimer et à renvoyer par courrier au service de désabonnement. Un exemple illustré sur cet article Les dark patterns > Le « tu-t’arrêteras-plus-jamais-de-payer » datant de 2014 mais toujours d’actualité.
On trouve également ce principe de l’obstruction dans nos système d’exploitation (que ce soit Windows, iOS ou Android). Par exemple, sur iOS, la suppression des trackers publicitaires est une véritable quête d’au minimum 4 clics. (5 pour iOS 6). De l’excellent boulot anti-utilisateur.
De façon générale, ce principe est utilisé dans quasiment toutes les désinscriptions de services qui veulent retenir l’utilisateur par tous les moyens. Vous le retrouverez évidemment chez toutes les startups qui ont pris le mot « rétention » au pied de la lettre, mais aussi chez votre opérateur mobile et provider Internet, chez votre opérateur énergétique, voir même dans la fonction publique (coucou Urssaf). Bref, une vraie technique de fils de pute, pardon madame !
Le Sneaking
Le sneaking c’est la notion de cross-selling poussée à l’extreme. L’objectif du sneaking, c’est d’amener l’utilisateur à multiplier son montant par 10 entre le moment où il clique sur une offre et le moment où il indique son numéro de CB. On appelle ça également du Negative option billing. C’est évidemment illégal dans nos pays Européens, mais évidemment, ça n’empêchera pas les boites online à rajouter des coûts plus ou moins cachés à la facture finale.
Pensez à tous ces frais qui s’additionnent (souvent de façon inattendue) dans votre panier au moment de payer : frais de port, frais de douane, TVA, frais bancaire, taxe de séjour, assurance annulation, frais de modification, services supplémentaires, etc. L’effort que vous avez déployé pour arriver à la page de validation du panier vous fera souvent considérer ces coûts comme dérisoires. Vous n’allez pas vous retaper tout le processus de choix du produit, de commande, de création de compte, etc. sur un autre site pour les 5 € non indiqués lorsque vous avez cliqué sur le produit. Du coup, vous payez.
Mais ce Sneaking est aussi valable pour des produits gratuits, comme par exemple quand Microsoft a obligé les utilisateurs à mettre à jour vers windows 10 en cliquant sur la croix de fermeture de la fenêtre qui, peur Microsoft, valait acceptation.
Bon, Microsoft a avoué être allé un peu loin sur ce coup là, mais hélas, l’opération a marché. Et ces grosses sociétés (avec qui l’Education Nationale signe des deals) démontrent qu’il vaut mieux s’excuser à posteriori une fois que le mal est fait plutôt que de rater une opportunité business. Après, comment voulez-vous que les petites startups n’utilisent pas ces techniques d’enfoirés en suivant l’exemple de ces grosses sociétés ? Exemplarité qui disait.
L’Interface Interference
Cette pratique concerne l’optimisation de l’interface pour privilégier certaines actions au détriment d’autres. J’aime beaucoup ce Dark Pattern car il touche véritablement l’expertise de l’ergonome, qui va utiliser toutes ses techniques pour orienter l’utilisateur vers l’objectif choisi : taille et emplacement des éléments, emphase visuelle, textes optimisés au cordeau, utilisation des émotions, de la gamification, publicités déguisées, etc. C’est du métier, et ça peut être très beau à regarder. Mais hélas, si l’ergonome n’a aucune déontologie, ça peut s’apparenter à de la pure manipulation.
La première utilisation de cet interface interférence, c’est évidement les CGU. Un mélange de texte illisible et d’une interface ardue va vous obliger à les accepter sans les lire. A la fin, savez-vous ce que vous avez accepté ? Non.
Une autre pratique assez classique, est la présélection d’option lors d’installation de logiciels. L’utilisateur non expert va vite se retrouver avec des adwares et spywares plein son navigateur pour n’avoir pas lu attentivement l’interface.
Si vous êtes amateurs de téléchargement (et que vous n’utilisez pas encore d’adblockers), vous connaissez aussi forcément ces liens publicitaires qui vont pourrir la page à partir de laquelle vous voulez télécharger. Dans la page ci-dessous par exemple, il est extrêmement difficile en un seul coup d’oeil de distinguer ce qui est publicité de ce qui ne l’est pas (les encadrés sont des pubs).
Un exemple très connu d’Interface Interference, c’est le principe de l’installation cachée. Ainsi dans l’exemple ci-dessous, une installation par défaut (baptisée « Express » pour la valoriser), installera tout un tas de saletés sur votre machine, alors que l’installation « Custom » permettra à l’utilisateur de décocher l’installation d’un spyware ainsi que la configuration malgré vous de votre moteur de recherche et page d’accueil. Toujours faire attention lors de l’installation de logiciels !
Un autre exemple, toujours chez de McAfee, avec ce splash-screen vous demandant si vous voulez « Reactiver McAfee », ou « Prendre le risque de ne pas le faire ». Même la mafia aurait été plus polie au moment de vous « protéger ». (encore plein d’exemples rigolos mais scandaleux dans cet article de Flavio Lamenza).
Le Forced Action
Cette dernière catégorie de Dark Pattern consiste à obliger l’utilisateur à effectuer une action spécifique (remplir une donnée, cliquer sur une option, effectuer une tâche quelconque, …). Mais comment obliger un utilisateur vous demandez-vous ? C’est là le talent du designer de dark patterns de vous faire croire que vous avez le choix, alors même que ce n’est pas vrai.
Le principe le plus connu est celui de la pyramide sociale, qui propose à l’utilisateur de recruter d’autres personnes pour utiliser le service. La méthode utilisée par quasi tous les applications et jeux « Social Media ». Alors oui, vous allez spammer vos amis, mais ce sera pour la bonne cause, la vôtre. Allez faire un tour sur cet article de Dan Schlosser, LinkedIn Dark Patterns, qui vous décortique comment le réseau social va tenter de siphonner votre réseau personnel à chaque étape de l’inscription et de l’utilisation de l’outil.
On peut également trouver ce principe d’action forcée sur la plupart des casual games qui vont adapter le degré de difficulté à la capacité de l’utilisateur pour le rendre confiant dans ses capacités avant de lui proposer une difficulté juste un peu supérieure à son niveau. Impossible de gagner ce niveau sans les bonus, et évidemment l’interface proposera la possibilité pour l’utilisateur d’acheter des bonus pour progresser. Qui gagnera à la fin ? Candy Crush bien sûr.
En conclusion, l’UX designer est-il un maître SM des Internets ?
En 2006, le roi des marketeux informatiques (pas Bill, l’autre là, Steve) a prouvé au monde industriel, en quelques innovations (ipod, iphone, itunes) que les consommateurs n’étaient que des vaches à lait qu’il fallait traire avant de les bouffer. Et par conséquent, qu’on n’avait pas besoin de les respecter, juste de leur montrer où mettre leur argent, et où poser leur tête sur le billot. En même temps, les utilisateurs curieux et technophiles des années 90 ont laissé la place aux geeks-consommateurs des années 2000 qui eux-même ont laissé la place au consommateurs mono-digital (ils ne cliquent que d’un seul doigt) des années 2010 (je like, je snap, j’émoticone, je play, je clique, je ne sais faire que ça avec mon mobile…).
Face à cette évolution des usages d’Internet et de la demande de plus en plus pressante des clients de faire de l’argent, l’expérience utilisateur change, et peut se résumer souvent à un parcours de transformation en vache à lait. Et le concepteur de ces expériences change également. D’ami de l’utilisateur, il devient orchestrateur de cette expérience débilitante, un véritable maître SM du digital sans le plaisir de la chair, juste celui de l’argent. Et si l’on file la métaphore, on pourrait dire que le fouet de ce maître SM digital, c’est l’ensemble des Dark Patterns.
Mais alors, est-il correct de fouetter des inconnus sans leur consentement (j’arrive au bout de cette métaphore)? Certainement pas d’un point de vue éthique.
Alors ça devrait être interdit les dark patterns ?
Hélas qui va les remarquer ? Car ces dark patterns, mélangeant ergonomie, scénarios utilisateurs, et biais cognitifs, sont extrêmement complexes à explorer, catégoriser et expliquer.
La preuve de la complexité du sujet, c’est qu’au jour d’aujourd’hui, pas un seul universitaire français n’a encore publié un papier là-dessus à ma connaissance. A croire que le phénomène n’existe pas en France, alors même qu’il a déjà été étudié ailleurs. Il serait peut-être temps que le monde universitaire Français arrête de séparer la culture scientifique (dite dure), en même temps que de la culture en Sciences Humaines et Sociales . Car les dark patterns comme beaucoup de phénomène sur Internet, ne sont abordables et compréhensibles qu’avec une approche mélangeant les sciences dures et les autres (que j’ai du mal à les appeler molles).
En attendant, c’est évidement à nous, utilisateurs, de nous préparer, en apprenant, en déconseillant les applications et services qui utilisent ces méthodes et en propageant la connaissance de ces pratiques qui salissent Internet. Car le truc que ces designers UX n’ont pas compris, c’est que les gens ne sont pas (encore) des vaches à lait, ils apprennent de leurs erreurs, et ils partagent leur connaissance. N’est-il pas vrai ?
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