L’économie numérique change l’humain. En mieux ?

Hier debout dans le métro, j’ai pu observer fasciné, hypnotisé, le balais incessant du pouce d’une jeune fille sur l’écran de son smartphone. Je n’étais pas gêné, la gamine d’une vingtaine d’année était assise sur un strapontin les jambes tendues version « faites pas chier » alors que le wagon était bondé. Tant pis pour elle si j’avais une vue imprenable sur ses conversations privées (je ne vais pas m’excuser devant les malpolis). J’en ai même laissé tomber mon bouquin, tellement le spectacle incroyable des mouvements de ce pouce sur l’écran me semblait chaotique.

Mais au bout d’une dizaine de minutes, j’ai pu tout de même détecter un semblant de motif dans les mouvements de ce pouce à la dextérité incroyable. Suivant à peu de chose près cette séquence:

  1. Konbini, scroll, remonte, clic, regarder la vidéo, retour home
  2. Instagram scroll, remonte, clic, retour home
  3. Playlist musicale, scroll (latéral), clic, retour home
  4. Whatsapp, clic, lecture, clics réponse clavier, clic envoi, retour home
  5. Avec quelques variations tout de même : un clic sur un compte Instagram de photos de footballers, puis un scroll sur les photos et un zoom sur quelques unes (certainement les plus à son goût). Ou encore l’envoi de photos , vidéos ou articles Kombini à ses contacts. Ou même la consultation de ses mails.

Ce pouce ne s’est pas arrêté une seule fois en 30 minutes zappant interminablement sur de la stimulation visuelle et auditive. Du jamais vu ! Alors que je sortais du wagon en laissant la junkie du divertissement se préparer une belle rhizarthrose (arthrose du pouce) pour sa cinquantaine, je me suis posé des questions sur les conséquences de ce comportement…

Le smartphone, la télé des années 2010 ?

Certains diront que cette consultation du smartphone n’a pas plus de conséquence que la lecture d’un bouquin ou que le visionnage assidu de la télé (et ils vous accuseront d’être rétrograde ou technophobe, eux qui ont découvert Internet il y a 10 ans).

Mais non, on ne peut certainement pas comparer l’immersion de la lecture avec ce zapping frénétique et désespéré.

En revanche, le comportement compulsif décrit plus haut peut évoquer effectivement le zapping d’un accro autistique au média télévisuel. Et en dehors de l’aspect interactif (au pouvoir d’immersion nettement supérieur à la télé, les passionnés de jeux vidéo vous le diront), la télé peut tout à fait produire ce genre de comportements (boulimie de la nouveauté, FOMO poussé à l’extrême).

Et les conséquences mentales de la soumission massive à la télévision sont hélas assez bien connues (mais absolument pas prises en compte par les instances de santé). Sur ce sujet n’hésitez pas à (re)lire Télévision : marketing 1 / humanité 0 également Obéissez à la télé, obéissez… Obéissez !, et surtout l’intégrale de Bernard Stiegler.

Mais on ne pense pas suffisamment aux conséquences physiques. Pour la télé c’est facile: une perte d’entretien physique qui conduit au surpoids etc. Mais pour le smartphone ? Ici,  il va s’agir plutôt de la perte d’utilisation d’une partie de nos organes sensoriels. Car que stimulons nous avec un smartphone : uniquement la vue et l’ouïe. Pas d’utilisation de l’odorat, du goût ou du toucher dans un zapping smartphone (non cliquer n’est pas toucher). Or, la capacité d’adaptation de l’humain fait que si on n’utilise pas un sens, on surcompense avec les autres et à la fin, on le perd.

L’intelligence humaine est reliée à nos sens

homo pre-digitalus. L’homo digitalus lui a un gros pouce, une petite bouche, un très petit nez, quant au cerveau, n’en parlons pas

Depuis quelques milliers d’années l’homme a fait évoluer son intelligence grâce à ses sens. Chacun de ses sens apportant une couche supplémentaire de complexité dans ses neurones. Ne plus utiliser certains de ces sens, c’est réduire son intelligence peu à peu, c’est changer l’intelligence humaine à plus ou moins long terme.

Au 17 et 8e siècle, Les philosophes empiristes Condillac et John Locke nous ont expliqué que les idées, matériel de la connaissance, naissaient de nos facultés de perception (nos sens) et de notre expérience. En bref, l’homme est vide quand il naît. C’est l’accumulation d’expériences sensorielles (et sa capacité de les organiser) qui crée son intelligence.

Donc point d’intelligence sans sens. Aussi, si notre perception et notre expérience du monde se réduit à un petit écran plat sur lequel taper avec un doigt, alors nous réduirons le potentiel immense de notre cerveau.

Cette hypothèse nous oblige à nous poser cette question définitive : le potentiel humain est-il libéré ou restreint par Internet ?

Internet, révélateur ou étouffeur de potentiel humain ?

Pour répondre à cette question, on peut déjà poser le fait qu’il y ait 2 internet :

  • Il y a l’internet marchand grand public. La promesse vendue avec son téléphone ou sa box télé dégroupée. La promesse de divertissements sans fin, évidemment gratuits. Une promesse de réseaux sociaux amicaux où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. La promesse d’applications qui vous aident à gagner de l’argent, à gagner du temps, à trouver des bons plans, à être plus malins que les autres sans se fatiguer. L’internet du grand public, des gros réseaux sociaux, des gros médias, et des gros fabriquants de devices très chers.
  • Et puis il y a l’Internet informatique ou l’internet des hackers. Celui où tout est possible à la force de son poignet (enfin de ses doigts posés sur un clavier). Un internet qui force ses utilisateurs à mettre les mains dans le cambouis, à apprendre, à développer ses compétences, à devenir curieux. L’internet des bidouilleurs, des makers, des créateurs de code, des blogueurs libres (par opposition aux blogueurs vendus), des webziners, des créateurs tout court.

La distinction entre ces 2 Internets est indispensable.

Dans l’Internet marchand, on n’est pas bien dans nos basques, on se sent trop gros, trop maigre, trop moche, trop vieux, trop méchant, trop haineux quand on regarde sa timeline Facebook (où tout le monde il est beau, même que c’est louche) ou sa timeline Twitter (où tout le monde il est gentil même que ça en est très agaçant). Dans cet internet, on ne sait plus sentir (odeur est un mot qui sent mauvais dans notre langue subjective), on ne sait plus ressentir en dehors de quelques émotions basiques  et immédiates (je lol, je like, je critique, je hais, je bande). Cet Internet de la consommation permanente est également celui des mauvaises pratiques, de l’absence de points de vue, de l’information fausse et du marasme intellectuel. Un Internet qui étouffe définitivement le potentiel de ses utilisateurs.

L’Internet des hackers au contraire va forcer les gens à se révéler, à révéler leurs forces, leurs passions, leur ténacité, leurs capacités. Il s’agit d’un Internet du réseau et de la performance. Un internet où l’outil informatique est devenu un support pour « faire mieux » ce qui existait avant. Cet Internet, est lui un vrai révélateur du potentiel humain.

Choisir sur quel Internet on veut éduquer nos enfants

En conclusion, nous sommes peut-être à un moment clé de l’évolution de l’humain. Il nous faut choisir quel Internet nous devons laisser derrière nous à nos gamins ou nos descendants : l’internet marchand ou l’internet des hackers ?

De façon plus globale, on peut se demander

Est-ce que la course à la richesse du 21e siècle doit forcément passer par la débilitation de l’humanité ?

Non seulement je te pique tes datas et je te rends con, mais en plus je me fous de ta gueule en te faisant croire que c’est pour le bien de l’humanité.

C’est hélas la base des modèles économiques de la majorité des grosses boites de la Silicon Valley et des petites start-ups ambitieuses d’aujourd’hui :

  1. Les gens sont des veaux ou des moutons (compréhension de la cible)
  2. Il faut les faire venir dans l’enclos (acquisition)
  3. Il faut les enfermer à double tour (rétention)
  4. Il faut les traire ou les manger (monétisation)

L’action concrète de ces entreprises (petites ou grandes) est d’écraser des potentialités humaines pour les transformer en réalité économique en faisant passer ça comme une transition nécessaire vers l’idéal post-humanisme. Mais soyons lucides, il ne restera des humains après cette opération de destruction mentale (et physique : on aura tous des gros pouces), que des animaux à peine plus intelligents que des amibes. Des amibes nés pour obéir à l’autorité qui leur dira quand consommer, quand s’amuser et comment le faire.

Alors certes, l’humanité va se prendre la Singularité dans les gonades (technologique – cf. Vernor Vinge) mais je préférerai rester intelligent pour apprécier ce moment. Car si la Singularité implique la réduction de mes capacités mentales, alors je préfère rester humain plutôt que Post-humain.

Bon, ok, je noircis le tableau. Déjà toutes les entreprises de l’Internet ne sont pas comme ça, et heureusement. Mais ne faisons pas du modèle startup de la Silicon notre modèle économique de référence. Apprenons à nos enfants à utiliser l’internet des hackers révéler leur potentiel et ne pas devenir les esclaves de ces boites qui écrasent leur humanité. Développons leur intelligence et leur sensibilité créative, leur pensée latérale, leur compétences informatiques et de créations. C’est notre seul moyen de contrer les milliers d’ingénieurs de Facebook ou de Google payés pour les rendre stupides et dépendants. Et ne faites pas confiance à l’Education Nationale ou au gouvernement pour le faire à votre place. Faites le vous même !

Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

2 thoughts on “L’économie numérique change l’humain. En mieux ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.