Les marques au pays des merveilles

L’autre jour, nous déjeunions avec Nathanael (un jeune planner stratégique talentueux, passionné par l’Art, le digital et la communication), en parlant de publicité, de marques, de digital et d’autres merveilles, quand l’évidence nous sauta soudain aux yeux: l’année 2010 était l’année d’Alice au pays des merveilles. Aiguisé par le sujet, Nathanael décida d’en écrire un article passionnant. La mort dasn l’âme, je le publie ici en espérant qu’il ne ruinera pas le reste de mes billets en comparaison. Car ce jeune sait écrire, il n’y a vraiment pas de justice.
En passant, sachez que Nathanael est à la recherche de l’agence qui partage sa curiosité. En attendant, il publie en guise de CV une idée par jour sur twitter et son site One idea a day. Bonne lecture…

Des salles Imax 3D à la médiathèque de Sanary–sur-Mer où elle « enchante les petits », Alice est dans tous les terriers. La célèbre héroïne de Lewis Carroll se retrouve simultanément à 2659 m d’altitude à Courchevel – sous les traits d’une sculpture géante de Salvador Dali – et au Théâtre Michel. Elle a même ressuscité Nolwenn Leroy qui a lancé son nouvel opus – Le Cheshire cat & moi – début décembre, sans doute pour concurrencer Snoop Dogg et son album Malice N Wonderland.

Tentative de décryptage donc, de ce qu’il convient bien d’appeler l’effet Burton.

Alice au pays du marketing

Le lapin Blanc mit ses lunettes. – «S’il plait à votre majesté, demanda-t-il, par où dois-je commencer?» – «Commencez par le commencement, dit d’un ton emprunt de gravité, le Roi.»

Au commencement était l’annonce en novembre 2007 d’une intention : celle de Tim Burton de tourner Alice au pays des merveilles. Et ses multiples suites : le choix du casting, de la technologie 3D, et plus récemment de la BO. Depuis, nombre de marketeurs ont ressorti leur vieille édition des aventures d’Alice : l’étiquette « 10/6 » sur le chapeau du Chapelier est univoque : dix shillings et six pence en monnaie anglaise. Tout peut donc se vendre, avec la bonne histoire.

Ainsi, pour accompagner la sortie du film, Walt Disney a décidé d’étoffer sa toute récente ligne de bijoux avec le designer Tom Binns, et de lancer une ligne d’accessoires en collaboration avec Stella McCartney.

Les marques de cosmétiques ont suivi le mouvement: OPI à mis au point quatre nouvelles couleurs de vernis dont un bleu « Absolument Alice » et un violet « Aussi fou qu’un chapelier » – et Urban Decay une palette d’ombres à paupières avec une scène pop-up du film.

A son tour le Printemps s’est engouffré dans la brèche en invitant une dizaine de créateurs comme Chloé ou Alexander McQueen à livrer leur vision du personnage. Les robes imaginées seront exposées dans les vitrines du grand magasin boulevard Haussman, et – clin d’œil au Lièvre de Mars – un salon de thé devrait ouvrir ses portes.

On pourrait s’interroger sur les potentiels effets de cannibalisations de cette dérive des dérivés. Mais pour ne pas perdre les courageux lecteurs qui ont survécu à cette liste d’exemples, concentrons nous plutôt sur la question qui nous intéresse : celle des liens entre l’univers du roman de 1865 et des territoires virtuels contemporains.

Le digital, un monde merveilleux ?

A quoi peut servir un livre sans images ni dialogues ?

Ceux qui ont suivi le lapin blanc de Matrix le savent : le pays des merveilles est un monde virtuel comme les autres. Le choix de la 3D et de la sortie simultané de la version d’Alice en jeu vidéo est à ce titre significatif, surtout si l’on considère que ce marché a dépassé en Angleterre celui du cinéma (film en salle + DVD). Comme l’est aussi la stratégie de la chaîne SyFy pour la promotion de sa série Alice. A l’heure où Internet semble régner sur les images et les dialogues, notre héroïne n’est pas en retard dans le monde virtuel. Mais que fait vraiment Alice au pays des pixels ? Pourquoi le lapin blanc a-t-il un compte twitter ? Que cache cette « histoire embrouillée » selon l’expression qu’employait Deleuze à propos du roman ?

Dans l’univers de Lewis Carroll, les lois familières du temps, de l’espace et du langage sont subtilement modifiées. La double figuration symbolique du chronos (le lapin blanc et le chapelier) propose un rythme invraisemblable qui trouvera finalement sa définition dans De l’autre côté du miroir : « Ici, il faut courir aussi vite que tu peux pour rester à la même place. Si tu veux te déplacer, tu dois courir au moins deux fois plus vite ! » Nul doute que ce même genre de sentiment est partagé par les communicants qui travaillent sur des stratégies digitales, le web ayant largement participé à une redéfinition de notre rapport au temps.

La dimension spatiale dans laquelle pénètre Alice offre également des similarités avec le monde virtuel : les formes et les couleurs sont libres et vivantes (comme chez Wonderwall), les potentialités sont infinies (comme chez Orange), les échelles connaissent d’improbables perturbations (comme chez Glue Society) etc. Mais ce pays des merveilles est avant tout celui des mots. C’est le lieu de la contestation des structures logiques de la raison et de l’arbitraire du langage. Wikipedia donne l’exemple du personnage d’Humpty Dumpty qui «  définit comme il l’entend le mot « gloire » et met à jour la nature purement conventionnelle du lien entre signe et sens ».  N’est ce pas aussi le message que cache les lignes de codes de la matrice –  des kana japonais et des chiffres arabes écrits en miroir ?

L’œuvre de Carroll fait enfin émerger la dichotomie entre fiction et réalité, qu’il devient facile de confondre avec celle du virtuel et du réel. « Quand je lisais des contes de fées, je m’imaginais que des aventures de ce genre n’arrivaient jamais, et, maintenant, voici que je suis en train d’en vivre une ! On devrait écrire un livre sur moi, on le devrait ! » s’exclame Alice dans l’incipit. Cette question de la fictionnalisation, parfaitement exploitée dans la campagne SyFy,  revêt ici une importance particulière. De la même façon que le monde qu’Alice découvre la pousse à se demander si ce qu’elle vit est réel, l’effort des nouvelles technologies tend à nous faire réviser notre notion de la réalité.

Dans ce contexte, et si l’on veut bien croire à l’analogie qui vient d’être développée, les marques sont désormais des deux côtés du miroir. Posséder une existence réelle dans le virtuel ne doit cependant pas constituer leur seul but, mais également les conduire à réenchanter le réel avec les potentialités du virtuel. La porosité croissante entre ces deux territoires de jeux invite de plus en plus de marques à imaginer un monde à l’image du pays des merveilles, où les objets communiquent, où le fonctionnel laisse place à l’émotionnel, où l’absurde et l’irrationnel ont droit de citer, un monde où la magie et l’enchantement sont les principaux bénéfices.

Quant aux communicants qui les accompagnent dans ces aventures, sans doute doivent-ils être simplement comme Alice : curieux, de plus en plus curieux ;-)

Si ce n’est pas de la citation pour Curiouser ça… Merci Nathanael !

Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

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2 réflexions sur « Les marques au pays des merveilles »

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