S’exprimer de manière concise mais efficace est un exercice difficile, peut-être l’exercice le plus difficile de toute création littéraire. Choisir les bons mots, le bon rythme de la phrase, la bonne chute, c’est un art. Un art que nous pratiquons de plus en plus couramment, souvent sans le savoir, en utilisant Twitter.
Car Twitter force à s’exprimer en 140 caractères. Une limitation souvent très frustrante, empêchant de faire partager son émotion face à des images formidables, son indignation face à des nouvelles scandaleuses, ses débordements de joie devant des contenus comiques. Le smiley, invention spécifique de l’ère numérique, n’est ici d’aucune aide. Seule vous reste votre capacité à exprimer le meilleur de la langue (ou argot) que vous utilisez, en la détournant, tordant, ou en jouant avec.
Les tweets heureux aboutissent de temps à autre à de véritables petits bijoux. J’attends d’ailleurs avec impatience le jour où, tel une bash d’IRC, ces tweets mémorables seront collectionnés (mais que fait Beaubourg ?).
Mais cette pratique de la concision et de l’efficacité textuelle n’est pas nouvelle. On peut même dire qu’elle est issue d’une longue tradition littéraire, car bien avant Twitter certains ont érigé la concision comme un moyen ou une finalité.
Je vous propose donc un petit tour des influences historiques de Twitter et sur les bonnes pratiques dont nous pourrions nous inspirer pour mieux nous exprimer avec un nombre de caractères limité (oui, ça rime, c’est fait exprès).
俳句 (haïku)
La forme la plus connue du texte court construit nous vient d’extreme orient. L’ haïku est l’une des plus importantes formes de poésie japonaise. Il s’agit de versets de 17 syllabes organisées en 3 phrases de 5/7/5 syllabes.
Le poète Bashō est certainement le plus connu des pratiquants d’haïkus (les haijin). Le style de son école est appelé shōfu et celui-ci peut se définir par quatre mots :
- sabi : la recherche de la simplicité et la conscience de l’altération que le temps inflige aux choses et aux êtres ;
- shiori :les suggestions qui émanent du poème sans qu’elles ne soient formellement exprimées ;
- hosomi : l’amour des choses humbles et la découverte de leur beauté ;
- karumi : l’humour qui allège du sérieux et de la gravité.
N’y aurait-il pas là un classement possible des catégories de twits non informatifs ? Car certains twits d’émerveillement sont hosomi, on ne peut le nier. Certes, on perd la rigueur formelle du nombre de syllabe, mais cela rend l’émotion encore plus spontanée. Comme dans l’exemple ci-dessous.
Alors hosomi ou pas ? Je ne suis pas assez expert, mais j’y ressens une certaine émotion, presque comparable à ces quelques haïkus de Bashō.
dans le vieil étang,
une grenouille saute,
un ploc de l’eauQuel plaisir!
La Vallée de sud
Embaume la neige.Sur une branche morte
Les corbeaux se sont perchés
Soir d’automne.Sommeil sur le dos d’un cheval,
La lune au loin dans le rêve qui continue,
Fumée de la torréfaction du thé.
Fénéon et les nouvelles en trois lignes
Au cours de l’année 1906, l’écrivain anarchiste Félix Fénéon collabora anonymement à la rubrique des faits divers du journal Le Matin, rubrique intitulée Nouvelles en trois lignes.
Quelques exemples de ces brèves anecdotiques très appréciées pour la perfection de leur style et pour leur ironie grinçante. Non, ce ne sont pas des twitts, mais elles auraient pu l’être, ne trouvez-vous pas ?
Elle tomba. Il plongea. Disparus.
M. Abel Bonnard, de Villeneuve-Saint-Georges, qui jouait au billard, s’est crevé l’oeil gauche en tombant sur sa queue.
Le syndicat de l’arsenal de Rochefort a décidé de présenter quatre revendications. Le refus ? La grève.
Un flacon flottait. Mauritz, de Sèvres, se pencha pour le prendre et tomba dans la Seine. Il est maintenant à la morgue.
Au lieu de 175 000 francs dans la caisse de réserve en dépôt chez le receveur des contributions directes de Sousse, rien.
C’est au cochonnet que l’apoplexie a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois. Sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus.
Le feu, 126, boulevard Voltaire. Un caporal fut blessé. Deux lieutenants reçurent sur la tête, l’un une poutre, l’autre un pompier.
Le médecin chargé d’autopsier Mlle Cuzin, de Marseille, morte mystérieusement, a conclu : suicide par strangulation.
Il n’y a même plus de Dieu pour les ivrognes : Kersilie, de Saint-Germain, qui avait pris la fenêtre pour la porte, est mort.
Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère, l’horloger stéphanois Jallat l’a tuée. Il est vrai qu’il lui reste onze autres enfants.
Pour voir plus de nouvelles en 3 lignes c’est ici et plus d’infos sur la Wikipédia.
Frederic Brown et les short short-stories
Frederic Brown, formidable écrivain (je vous conseille de lire Jaberwocky, un policier mêlé à Alice et à une belle partie d’Échec), a été considéré comme l’initiateur du mouvement littéraire des short short-stories. En voilà une pour vous donner une idée du talent de l’écrivain.
The End
Professor Jones had been working on time theory for many years.
« And I have found the key equation, » he told his daughter one day. « Time is a field. This machine I have made can manipulate, even reverse, that field. »
Pushing a button as he spoke, he said, « This should make time run backward backward run time make should this, » said he, spoke he as button a pushing.
« Field that, reverse even, manipulate can amde have I machine this. Field is a time. » Day one daughter his told he, « Equation key the found have I and. »
« Years many for theory time on working been had Jones Professor. »
Et si vous aimez, d’autres nouvelles courtes ici : Frederic Brown short a sampler.
Autobiographies en 6 mots
En 2006 la revue américaine Smith magazine publie Not quite what I was planning, un recueil de phrases souvent autobiographies en six mots. Ces phrases sont écrites par des personnalités célèbres, mais aussi de parfaits inconnus sur leur site web. Et le livre est devenu un best seller. Histoire d’une collection de mémoires en 6 mots, que certains qualifient de American haiku.
[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=0ZOxhHXZW6o[/youtube]
Pour en lire plus, je vous conseille Ma vie en six mots sur l’excellent blog Insula Dulcamara. Et si vous êtes tenté, vous pouvez toujours envoyer vos mémoires en 6 mots sur www.smithmag.net.
Le texte court, une pratique littéraire (post)moderne
Smith Magazine n’a pas inventé une nouvelle pratique mais a révélé l’intérêt des générations actuelles, nourries au zapping, pour le texte court. Certains sites comme Bashtweet ou City Lites permettent d’ailleurs d’afficher certains Tweets. On parle même de « twitterature » (lire l’indispensable La twitterature, dernier rejeton littéraire du web).
Mais pourquoi ne pas chercher la création littéraire aussi dans les statuts Facebook ou Friendfeed, ou dans les outils récents comme Foursquare ? Sans oublier les blogueurs, dont certains, en dignes héritiers de Fénéon, se sont mis à eux-aussi à écrire leurs nouvelles en 3 lignes mais contemporaines celles-là.
Allez, voilà pour finir quelques morceaux choisis d’un échange savoureux de blogueurs (THOMAS, NICKYZA et L’OURS).
La librairie Ernest Galibiot, sise dans le 6ème arrondissement, a été la proie des flammes hier vers 22H. Le libraire, un érudit notoire, avait allumé un brasier pour y jeter des livres selon lui invendables. Ce sont des exemplaires d’Amélie Nothomb qui auraient mis le feu aux poutres.
Le caméléon du zoo de Berlin souffrait de priapisme depuis plus de dix jours. On a du l’amputer. Heureusement les caméléons en ont deux.
Tragique accident près de Onfleur. Deux adolescents ont apparemment voulu jouer à la roulette russe avec un pistolet automatique.
Alors que la fédération française de football refuse toujours l’arbitrage vidéo, on cherche grâce aux images de télésurveillance à identifier les siffleurs d’hymne national.
Et n’hésitez pas à écrire vos propres nouvelles en 3 lignes ci-dessous. On ne sait jamais, elles seront peut-être goncourisées un jour (on a vu pire). Promis, je garde tout.
printemps viens la
les fleurs souvre lentement
c est bien le printemps
J’arrive un peu tard, mais je voulais ajouter qu’un fou a traduit en anglais les nouvelles en 3 lignes de Fénéon (éditées aux USA) et qu’il les dispense quotidiennement sur Twitter. Un régal qui permet en plus de travailler son anglais : http://twitter.com/novelsin3lines
J’ajouterai enfin que Pierre DESPROGES avait subi les mêmes contraintes d’écriture que Fénéon et que cela avait donné quelques merveilles regroupées dans le livre « Le Petit Reporter »
Au delà du fait que ce faux dialogue entre Oscar Wilde et toi m’a fait beaucoup rire, j’aimerais rajouter cette très jolie citation de Camus, qui me semble très appropriée ici : « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».
Un peu extrême, certes, mais tellement juste !
Le paradoxe, c’est que si les tweets peuvent s’apparenter aux haikus, la langue japonaise (ou chinoise) permet d’en dire beaucoup plus dans un tweet de 140 caractères que le français ou l’anglais. Le premier ministre Hatoyama Yukio fait chaque jour un mini-communiqué de presse impossible à faire en alphabet occidental avec twitter.
Plaisir de lecture,
Magie des mots partagés,
Sûr je reviendrai !
A propos de la Twitterature, lisez l’indispensable : http://story-playing.com/art-litterature-ecriture/la-twitterature-dernier-rejeton-litteraire-du-web/
sur Story-playing.
@Gabriel, merci, je ne savais pas que tu étais amateur.
@Tibo, je connaissais les Twaiku, mais j’avais complètement oublié d’en parler. Merci d’avoir corrigé cet oubli.
Et je suis très content que ces articles t’incitent à participer.
Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas, Tibo (ancien compère de Nathanael – auteur de l’article Les marques au pays des merveilles – si je ne me trompe pas) a lancé Poésie-Conseil, un cabinet spécialisé en identité de marque et stratégies de communication avec une sensibilité particulière pour l’art (dont les mots).
Et Gabriel, tout le monde (de l’advergame en tout cas) le connait ;)
Bonjour Cyroul,
Et bien dis dc tes articles du moment m’incitent à parler on dirait :) Mais il s’avère qu’ils ont traité jusque là de sujets qui me tiennent à coeur : concept de com et poésie :)
Bref tout ça pour dire qu’il existe aussi le TWAIKU, qui est tout simplement un haiku posté sur twitter ! Petit article d’un sombre inconnu ici : http://twitter.pbworks.com/Twaiku-(haiku-written-in-twitter)
Mon Haiku préféré
Le voleur
M’a tout emporté, sauf
La lune qui était à ma fenêtre.