Digital, le paillasson de la publicité?

Stagiaire dans une grande agence de publicité, Mlle X est une jeune fille très douée en marketing-communication mais aussi avec un ordinateur entre les doigts. Car Mlle X a toujours désiré travailler dans le secteur de la communication digitale (de la communication avec du digital dedans ou du digital avec de la pub dedans peu importe).
Mais Mlle X est déçue de la place et du rôle des pôles digitaux (c’est comme cela qu’on appelle ceux qui bossent sur internet) dans les agences de pub.
Alors Mlle X a décidé d’écrire ce qu’elle voyait de l’intérieur de l’agence. A la lecture de ce témoignage, vous comprendrez donc que je ne dévoile pas l’identité de Mlle X.
Cet article n’est donc pas de moi, même si je partage entièrement son point de vue. Et vous ?

Le village d’irréductibles gaulois

Telle est l’étiquette que l’on nous donne et que l’on finit par s’auto-donner lorsqu’on est un pôle digital au sein d’une grande agence de publicité (j’entends par là avec un réseau mondial, des commerciaux qui parlent anglais, des DC aux baskets fluos qui mettent les pieds sur la table et des lions dorés). Une entité que l’on développe parce qu’il le faut bien. Une entité que l’on crée avec les pieds (vite et mal), ce qui conduit à des process jamais établis et des relations somme toutes passablement conflictuelles. Chacun garde sauvagement son territoire et sort les crocs quand il a l’impression que l’autre essaye de pisser sur son poteau (Mais euh, c’est mon client !). Vous l’aurez compris, un grand jeu Playskool avec des joueurs trentenaires ambitieux. On connaissait déjà la guerre créatifs-commerciaux mais celle-ci est plus grave, plus profonde, ne serait-ce que parce qu’elle va coûter la vie aux agences de publicité.

Je ne suis pourtant pas de ces extrémistes qui considèrent que la publicité au sens classique est morte. On constate d’ailleurs dans les études que le digital n’est pas l’ennemi de la télévision, il est son relai, son complément et parfois même son pourvoyeur d’audience. D’ailleurs les jeunes qu’on dit si « digital natives », avec l’émergence du multi-tasking, n’ont jamais consommé autant de télévision. Pour autant, je reste persuadée que produire des modèles 360° servant uniquement à vendre des bouts de stratégies digitales aux marques sans y croire vraiment et sans y mettre d’intelligence est voué à l’échec dans le monde d’aujourd’hui.

Nous sommes les vitrines vides

Pour l’instant, ce que la publicité demande au digital dans ce type d’agence, c’est d’exister. Tout simplement. Pour la crédibilité, pour montrer sa modernité et surtout légitimer des campagnes globales bien plus coûteuses. On en fait son fer de lance promotionnel auprès des annonceurs, on va jusqu’à changer le nom de sa structure pour bien faire comprendre au monde qu’on est en train de se digitaliser. Mais si on gratte le vernis, on constate qu’on ne sollicite pas le digital pour sa pertinence. On le fait pour suivre les copains. A partir de là, peu importe que le digital soit bon, il lui suffit de faire de l’esbroufe. De toutes façons les clients ne comprennent rien.

Au final, on se retrouve toujours avec la même chose à la fin : une belle et riche stratégie démembrée parce que perçue comme trop complexe et pas sécurisée, au profit d’un jeu concours sur le site de la marque. Comment ne pas se sentir frustré ? Le pôle digital a conscience d’avoir entubé son annonceur avec une bouse parce qu’il n’a pas le contrôle et qu’à force de réunions, il a été décidé que l’on allait faire un truc simple et rapide. Le pôle digital parle dans le vide. Personne ne sait très bien quel est leur métier mais tout le monde s’en moque un peu, il leur suffit de faire ce qu’on attend d’eux.

Citation préférée : « mon client veut faire un peu de web, on peut lui proposer quoi comme application Facebook ? »

Nous sommes les déclineurs

C'est toujours le publicitaire qui finit par embrasser l'annonceur à la finParfois on fait aussi appel au digital pour faire du 360°. Concept marketing fétiche. On a déjà une idée créative, on fait un film publicitaire et en fin de chaîne, on appelle les digitaux pour qu’ils l’adaptent au web. Alors nous on sort un site événementiel qui héberge les vidéos. On a presque aucun regard sur la création, l’important c’est qu’on gère la production parce que ça, personne ne sait le faire. La dix-huitième roue du carrosse, c’est nous. Toujours au courant à la fin, jamais dans la boucle. En général le pôle digital se trouve d’ailleurs au fond d’un couloir sombre et peu fréquenté.

Ceci est le fruit d’une conviction simple des publicitaires : idée et média sont clairement opposés. Une agence de publicité est là pour pondre du concept et le mettre en mots et en image. En aucune façon il ne s’occupe de la diffusion de son message ou de la mécanique générale, ça c’est le travail de l’agence média…Bon…En effet, c’est bien comme ça, on a des cases propres, on sait où on va, on est rassuré et on peut aller au tennis à 16h l’esprit libéré. Mais WAKE UP ! Qui peut encore croire aujourd’hui qu’une idée sans une diffusion adaptée est brillante ? Un bernard-l’hermite sans coquille il est foutu, il meurt. Et surtout, désormais, c’est souvent la coquille qui fait le bernard-l’hermite. Un objet comme Chatroulette le montre bien : on va trouver un message qui colle au support et profiter de la tendance pour faire un peu de remous. Et ça fonctionne.

Citation préférée : « nous sommes avant tout les garants de l’idée ».

Nous sommes les étrangers

Si l’on considère ce que le digital demande à la publicité, c’est un saut dans le vide.

Je crois qu’il faut quand même un peu comprendre leur angoisse : on les pousse de l’avion sans parachute, sans aucun entraînement et leur instructeur porte un Three Wolf Moon tee-shirt. Ça a quelque chose de stressant. On assiste alors à de réelles réactions de rejet. Une sorte de racisme envers le digital.

Les publicitaires croient tout savoir du vèbe puisqu’ils ont un compte Facebook, ce qui leur permet d’imposer leur vision stéréotypée en toute occasion et de crier à qui voudra l’entendre qu’ils sont ouverts d’esprit. En même temps, ils verrouillent portes et fenêtres pour bien se tenir à l’écart de cette bande racailles sanguinaires que sont les digitaux.

Le digital fait peur parce qu’ils ne le maitrisent pas mais aussi parce qu’ils voient bien que nous-mêmes nous ne pouvons le maîtriser. La technologie impose une vitesse de transformation des usages qui nous submerge souvent, alors imaginez ce que c’est pour eux.

Il est honteux dans une agence de ne pas connaître le dernier carton publicitaire. En revanche, il est considéré comme normal, voire sain, de ne pas faire de veille digitale et de ne pas être au courant que les technologies Google sont open source. Ainsi en réunion, une commerciale peut tranquillement poser trois fois la question : « mais si on utilise GMaps et qu’on le détourne pour une marque, ça coûte combien en droits ? ». Le digital est toléré et on travaille avec lui avec prudence, mais pas question de devenir comme eux. C’est sale.

Citation préférée : « comment il s’appelle déjà le mec qui dirige le pôle digital ? Ah bon il est là depuis 5 ans ? »

Nous sommes le bouffon du roi

Le nouveau métier de planneur digital est certainement le plus symptomatique de ce qu’il se passe en agence de publicité. Soudain, on voit arriver un être hybride qui parle de territoire au lieu de média et qui peut citer du Michel De Certeau dans une conversation sur les blogeuses de cuisine.

Les planneurs stratégiques classiques se sentent alors dépossédés de leur savoir suprême. Leur fauteuil doré devient inconfortable, on les bouscule. Depuis quand les panels consommateurs ne sont-ils plus suffisants pour construire un insight ? Non, ceux qui réfléchissent sur les marques et les consommateurs ne peuvent fondamentalement pas être les mêmes que ceux qui tweetent. C’est comme ça, c’est écrit dans la Constitution de la Grande Publicité.

Alors ce planneur digital on l’écarte et on le diminue. Il est un impur. Il est celui qu’on vient voir la veille de la compétition pour qu’il ajoute des slides sur les réseaux sociaux à la fin d’une présentation stratégique à laquelle il n’a pas contribué. Il est celui qui doit dire au client que le viral c’est génial, que ça fait marrer tout le monde et que, bien sûr, on peut faire le nombre de vues des bébés Evian en roller avec 30k€. Il n’y a pas de mélange des genres possible. Faut pas pousser. Il y a les bons et les mauvais chasseurs, un point c’est tout. Ceux qui ont l’intelligence et ceux qui jouent aux jeux vidéos. Ils sont sympas et leurs blagues potaches sont drôles mais on va pas se mettre à considérer leurs propos quand même (je les ai vus regarder des vidéos de chat, c’est pas des gens qui bossent ça) ?

Des remparts au sein des agences

Après tout ça, on finit par construire des remparts autour du pôle digital, pour se protéger. Au début on essaie de convertir la population de l’agence (Minus nous allons conquérir le monde mouahahahahahah), puis très vite, on se désespère, on s’énerve, on se vexe. On croit que tout le monde nous veut du mal et pour ne plus être considérés comme des sous-professionnels, on râle, on fait beaucoup de bruit et on effraie encore plus les autres. On critique, on se marche dessus, on avance à contre-sens juste pour les embêter et à la fin on a une mauvaise création pour l’annonceur.

Oui mais alors quelles solutions ? Je finis par ne croire naïvement qu’au pouvoir du dialogue. Un truc simple. Humain en fait. Du genre : un brief tombe, on se réunit tous autour d’une table, on fait des équipes de planneurs mixtes, on fait une stratégie globale, on fait travailler créatifs digitaux et pub ensemble, on parle beaucoup, on échange, on se respecte, on se nourrit. Ramener un peu l’esprit du web finalement dans les process.

Aujourd’hui, le directeur de création du pôle digital a démissionné, las d’être sous-considéré dans sa fonction par rapport aux directeurs de création publicitaires. Un triste constat d’échec d’une évangélisation dans laquelle on dépense trop de temps et d’énergie et qui n’aboutit pas. Une nouvelle remise en question d’un modèle périmé. Quel dommage.