La banalisation de l’horreur, de Rotten à Youtube

Cette chronique a été réalisée pour l’excellente émission de radio « Le Comptoir Digital » (la plupart des vendredis de 20h à 21h). Vous pouvez retrouver l’intégralité de l’émission ici :


dillinger-toe-tagAu milieu des années 1990, on trouvait déjà sur le web des sites à la réputation sulfureuse. Il y avait déjà les sites pornos, auxquels on accédait avec des login/pass piratés qu’on se refilait via ICQ. Il y avait aussi les sites de hackers, où l’on téléchargeait les fichiers de numéros de CB qui ne marchaient jamais.

Mais il y avait aussi les sites dont on parlait tout bas. Il y en avait un tout particulièrement qui nous comblait d’horreurs en tout genre, le bien nommé Rotten (pourri en anglais).

Rotten, la crème de la pourriture des raclures de bidet du web des 90′

On y trouvait des gifs animés ou des photos en 320*200 de morts spectaculaires, de démembrements, ou autres éventrations. On y trouvait aussi des maladies étranges et répugnantes où l’éléphantiasis n’était que la plus sympathique. Et on  y trouvait évidement moults déviations pornographiques. Bref, Eros et Thanatos réunies dans une même fascinante étreinte.

horrorAussi, par bravade, nous parlions tout bas de nos expériences Rotten : « Tu sais, l’autre jour, j’ai trouvé un gif animé d’un mec qui se suicidait dans le métro, explosion de tripes, trop dégueu ! » « Et ben moi j’ai vu deux asiatiques nues dans une baignoire qui se vomissaient dans la bouche ! Beuuhhh ! »

Alors, certes en 2015 ça vous fait peut-être marrer car vous voyez ça tous les jours au cinoche, mais il y a 20 ans, les CGI (et autres effets spéciaux numériques) n’étaient pas accessibles à ceux qui ne bossaient pas à Hollywood.  Autant dire que ce qu’on voyait n’était pas (que) du trafiqué. En tout cas, c’était bien la promesse du site : la mort, en direct, les abîmes du pornocrade, la dose de déviance ordinaire.

20 ans après, on en est où ?

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Et bien aujourd’hui, force est de constater qu’il est 100 fois plus facile d’accéder à des contenus 1000 fois pires : des suicides ou décapitations en direct ou en différé sur Youtube, aux images salement dérangeantes sur 4Chan en passant par les articles de tout ce qu’on peut imaginer, et surtout ce qu’on ne peut pas, sur les blogo-médias de 5 minutes à perde en matant de la merde qui beuze.

Car l’économie de l’attention utilise les ressorts les plus primitifs pour capter l’intérêt de l’internaute. Mais cette économie de l’attention, outre son côté rigolol, a un effet négatif pour ceux qui y sont confrontés. Elle brouille définitivement la ligne entre réalité sordide « Ouais mec, le flic de Charlie qui se fait tirer dans la teuté ?! Trop ouff, je like ! » et le contenu racoleur « Tavu, gro, la meuf qui se fait bifler par Pascal habillé en Donald Duck ?! Trop lol, je twit !« .

slender_2936263bAinsi l’internaute sans repère ne sait plus ce qui est vrai, ce qui est imaginaire, ce qui est amusant, ce qui est horrible. Il se perd dans ce déluge d’images traumatisantes qui lui secouent les tripes sans savoir où les ranger car personne ne lui avait révélé la formule magique : What has been seen cannot be unseen ! La conclusion ultime de cette plongée dans les images et les vidéos à réalité floue étant forcément l’état schizo-délirant puis la mort (comme ces paumés qui tuent en imitant le Slender Man).

Mais hélas, ça ne pas s’arrêtera pas là, car l’équation est évidente pour tous les startupers du CAC40 : Perversion → Attention → Pognon

Alors Internet coupable ?

Forcément, la tentation est grande de désigner d’un doigt vengeur l’Internet comme source de cette abêtisation populaire. Et par extension de critiquer cette trop grande liberté accordée à ses acteurs économiques. Et enfin par réaction, de multiplier les lois liberticides (du genre PJL Renseignement, cocorico !).

Mais c’est une bien grande erreur de tenter de museler Internet. Si Internet a créé la Wikipédia (sans Internet, il n’y aurait jamais eu la plus grande et plus complète encyclopédie de l’humanité), Internet n’a pas créé ces gens qui montrent des trucs immondes pour du pognon.

Par exemple, notre télévision nationale fait en permanence nettement pire. Et notre télévision nationale a pourtant un organe de régulation, le CSA, qui passe son temps à réguler ses fesses en évaporant son budget mirobolant (lisez donc le livre noir du CSA). Alors pourquoi essayer de réguler Internet ? Ca ne marchera pas mieux (on peut aussi reparler d’Hadopi ?)adam_and_eve_poster_02

D’ailleurs, je viens d’apprendre aujourd’hui (cette chronique date de mars) que la télé réalité  franchissait un pas supplémentaire dans l’horreur en foutant ses acteurs à poil devant un CSA qui ne bronche pas. Adam et Eve que ça s’appelle.

Vous croyez qu’ils vont se vomir dans la bouche ?

Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

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Une réflexion sur « La banalisation de l’horreur, de Rotten à Youtube »

  1. Merci pour cette réflexion très intéressante. J’apprécie aussi le ton de vos articles, et je commence à suivre votre blog avec plaisir ! :)
    Bonne continuation et à bientôt,
    Camille
    modernmuse.fr

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