Le travail dans la Science-Fiction [NovFut#10]

Une spéciale rentrée où NovFut se pose la question de la représentation du travail dans la Science-Fiction. Rajustez votre cravate, c’est parti.

Le grand thème de cette rentrée concerne la crise de l’emploi : le Big Quit alias la Grande Démission (cf. Usbek&Rica de ce trimestre), le quiet quitting, les Détravailleurs, le #TangPing, le mouvement FIRE voire même ****les Antiwork de la YOLO economie … Bref, vous allez en entendre parler, car la notion de “travail” évolue et la main d’œuvre corvéable déserte les entreprises, les administrations et même l’Éducation Nationale.

Mais si l’on regardait le sujet à travers le prisme de la science-fiction ? Comment parle-t-on du travail, cette activité humaine rémunérée, dans la SF ? Une question complexe qui mériterait une thèse, mais vous vous contenterez d’un article que j’ai tenté de synthétiser.

1- Le travail-normé, reflet d’une société équilibrée

Dés les débuts de la SF, le travail est présenté comme une composante naturelle (et obligatoire) d’une société saine et équilibrée. Ainsi les protagonistes des récits de Jules Verne, H. G. Wells, Lovecraft, Poe ou même Shelley ont des métiers existants et socialement normés (rentiers, professeurs, étudiants, serviteurs, journalistes, policiers, marins, …). Leurs emplois sont relatifs à leur place dans la société et leurs études. Ainsi il est naturel d’avoir des supérieurs hiérarchiques tout autant que d’avoir des subordonnés.

Une belle bande de professionnels experts (Martian Cronicles, 1980)

Cette idée du travail en tant que constante sociale est conservée chez Asimov, Ray Bradbury, Van Vogt, C. Clarke ou même certains Heinlein. Car ce n’est pas parce qu’ils rajoutent de la robotique, de l’exploration spatiale ou des pouvoirs mentaux que ça change quelque chose. Pour ces auteurs, dans une société stable, l’individu occupe un travail relatif à ses capacités (mentales ou physiques), et la hiérarchie dans le travail est consécutive de ce travail.

2- Le travail Far West, chacun pour soi et dieu pour tous

Dans un autre registre, celui de la SF bourrée d’action et d’exploration spatiale (du genre Space Opera), on découvre des mondes où les populations travaillent (et vivent) comme à l’époque du Far West, c’est à dire soumis à la loi du plus fort.

Ainsi dans le Space Opera, les auteurs reproduisent les métiers de l’ouest américain : fermier, shériff, banquier, chercheur d’or, éleveur, hôtelier, … en ajoutant des évolutions technologiques ou xenologiques (par exemple éleveur de Banthas dans Star Wars).

Ainsi Dan Dare, Flash Gordon, John Carter ou le Captain Future (Edmond Hamilton, 1940 – Capitaine Flam en France), flingues au côté, vivent des aventures de cow-boys technologiques ou jouent les consultants galactiques (que le gouvernement intersidéral appelle quand il n’est plus capable de trouver une solution à ses problèmes) dans des mondes extra-terrestres.

Cet esprit Far West va complètement définir le Space Opera dans les années 70/80, à travers le cinéma (Mos Esley dans Star Wars est une ville purement western), les mangas et dessins-animés (Cobra de Buichi Terasawa), les bandes dessinées (l’Incal de Moebius et Jodo, Valerian de Christin et Mézières, …), ou dans les livres (Jack Vance) jusqu’à aujourd’hui (Cow Boy Bebop).

Etre indépendant, c’est aussi apprendre à gérer des clients difficiles

Seulement, au Far West règne la loi du plus fort. Et dans cette vision du futur, le travail devient une question de survie. Pas d’État-providence, pas de code du travail, pas de protection sociale. Les conséquences de cette société sont alors esquissées dans les œuvres pour adultes : banditisme, esclavage, prostitution et misère.

3- Le “travail cyberpunk”, soumission ou élimination

Le mouvement Cyberpunk propulse le lecteur dans un fantasme Reaganien ou Thatcherien. C’est à dire un monde néolibéral où des corporations plus puissantes que les Etats font la loi. Une sorte de Far West dans lequel des puissantes organisations créeraient les lois.

Dans ce monde où l’argent est roi et la technologie reine, l’habitant n’a que trois possibilités :

1- Devenir un salaryman, c’est à dire travailler pour une corporation qui pourvoira à tous ses besoins mais à qui il consacrera sa vie, son éducation, son mariage, sa vie sociale, etc. Bref, à qui il sacrifiera sa liberté.

2- Travailler en indépendant grâce à ses compétences techniques. Devenir assassin, garde du corps, hacker, Fixer, Netrunner, prostitué. Mais certains, plus malins ou plus forts, savent déjà exploiter la main d’œuvre prête à tout pour travailler. On reconnait l’Uberisation, largement présente dans les livres cyberpunk. Oui, les livreurs de Deliveroo n’ont rien à envier à ceux de Snow Crash (Neal Stephenson, 1992).

3- Sortir de la société, devenir un outcast, pour le meilleur ou le pire. Mais vivre avec le danger permanent de disparaitre définitivement dans cette société où tout se vend. Car sortir de la société veut dire ne plus exister légalement.

Cyberpunk 2077, une bonne introduction au monde du travail

A la réflexion, ce ne serait pas très drôle de vivre dans un monde cyberpunk, n’en déplaise aux GAFAs et startupers de la Silicon Valley qui continuent aujourd’hui à promouvoir cette vision nihiliste de l’humanité (et ça marche : Macron est fan).

Le travail-indenture et l’esclavage volontaire

L’indenture est une forme de contrat de travail, ou plutôt de servitude volontaire limitée (normalement) dans le temps, que le volontaire (l’indentured servant) signe en échange du paiement de son voyage jusqu’à destination. Cette indenture a été utilisé notamment pour peupler les colonies américaines de travailleurs forcés.

Ce système de l’indenture est très souvent utilisé dans la Science-Fiction qui évoque la colonisation de l’espace par l’humanité. Ainsi une grosse corporation paie son billet au volontaire qui imagine faire fortune en extrayant du minerai dans l’espace. La surprise advient quand le travailleur s’aperçoit qu’il doit également payer son oxygène, ses repas voire sa chambre à des prix prohibitifs, l’empêchant d’accumuler de l’argent pour retourner sur terre. Il devient alors un esclave d’un système qui l’oblige à travailler pour seulement survivre dans des conditions extrêmes.

Des systèmes décrits dans la série de romans The Expanse (James S. A. Corey, 2011 – la série est top aussi) mais aussi dans des films comme Outland (Peter Hyams, 1981), ou même Total Recall (Paul Verhoeven, 1990).

Pas de grève ou alors en apnée (Cohaagen coupe l’oxygène de Venusville dans Total Recall, 1990)

Évidemment, l’aboutissement ultime de l’indenture est l’esclavage volontaire.

Ainsi dans The Time Machine (1895) H.G. Wells imagine l’an 802 701 où les Éloïs, rendus idiots par leurs machines, passent leur temps à s’amuser dans un éden paradisiaque, tandis que la nuit, les Morlocks les enlèvent pour les manger. On ne peut qu’apprécier l’ironie de Wells qui inverse les rôles : ce sont les descendants d’humains riches et oisifs qui sont devenus les proies des descendants des travailleurs.

Bien fait, t’avais qu’à passer ton bac ! (The Time Machine, George Pal, 1960)

Un constat peu différent dans Zardoz (John Boorman, 1974), où en 2993, les Eternels, classe d’immortels technologiquement avancée, réduisent en esclavage les Brutes, résidus humains vivant dans des conditions déplorables. Heureusement que Zed (Sean Connery et son slip rouge) va changer tout ça.

Le travail-caché, ou l’oblitération de la conscience du travailleur

Le travail-jeu

Une bonne façon de faire travailler le salarié sans qu’il s’en rende compte, c’est de rendre le travail amusant, de le faire jouer à travailler. Cette gamification du travail, trouve sa critique dans le roman Le jeu du monde (Michel Jeury, 1985). On y découvre une société où le jeu est devenu l’activité principale, et où les points gagnés servent de repères sociaux.

Seulement dans un tel monde, comment distinguer le jeu (et donc de la simulation de la réalité), de la réalité ? Une question primordiale que l’on pourrait poser aux chauffeurs d’Uber.

Le dédoublement de personnalité

Une autre façon d’asservir le travailleur est de séparer sa conscience entre les moments de travail et de repos. Ce qui permet de lui faire faire ce qu’on veut pendant son activité, sans qu’il en ait le moindre souvenir quand il retourne chez lui. C’est le principe de l’excellente série TV Severance (Dan Erickson, 2022) qui montre les conséquences de la création de deux personnalités (travail/repos) dans un seul corps et en profite pour dénoncer l’oppression sournoise du monde du travail.

Un bon cadre ne se laisse pas envahir par sa vie personnelle (Severance 2022)

L’aboutissement ultime de cette servitude peut se trouver dans le comics Ocean (Warren Ellis et Chris Sprouse, 2005), où les employés de la corporation Doors ont signé pour que leur cerveau soit contrôlé par la firme via leur manager, les rendant similaires à des robots sacrifiables.

La dernière chose que veuille Doors, ce sont des employés pensant par eux-mêmes.

Nathan Kane (Ocean, Warren Ellis, Chris Spouse)

Une idée de ce qui pourrait être la dépersonnalisation complète du salarié ou encore la victoire ultime de Jeff Bezos.

Et pourtant on sait où ce système libéral va finir. Ainsi Days (James Lovegrove, 1997) raconte l’histoire d’un monde construit entièrement autour d’un grand magasin où les gens y sont soit salariés-clients soit exclus sociaux. Un vrai réquisitoire contre le système capitaliste absurde : travailler plus pour produire plus pour acheter plus et travailler plus (Zarkozy ne l’a pas lu celui-là).

A la lecture de ce qui précède, on pourrait croire que le travail est la bête noire des écrivains de SF. Et pourtant la SF peut être très progressiste sur le sujet.

4- L’évolution du travail dans la SF

Le travail des femmes

Très vite, la SF a favorisé l’apparition de personnages féminins emblématiques occupant des emplois à haute responsabilité. On se rappelle de Susan Calvin, la formidable robopsychologue du cycle des robots d’Asimov (1940) qui fait un pied de nez à l’Education Nationale et son motto des 80’s : “les sciences pour les garçons, la littérature pour les filles”. Ou encore Ellie Arroway, la docteure de Contact (Carl Sagan, 1985).

Certains livres ont même été même entièrement consacrés au sujet comme I will fear no evil (R. Heinlein, 1970), où le cerveau d’un patron est transplanté dans le corps de sa secrétaire.

L’abandon de la notion de travail

Abandonner le travail tel qu’on le conçoit aujourd’hui, c’est accepter de ne plus être rémunéré de la même façon.

Dans la Dèche au Royaume Enchanté (Cory Doctorow 2003) raconte une société où le travail a été aboli car tout existe à profusion. La monnaie est devenue obsolète et a été remplacée par le niveau de “whuffie accumulé. Le whuffie étant la popularité et la réputation de la personne. Les êtres humains se retrouvent donc avec du temps pour se divertir, se cultiver, ou s’investir dans des projets artistiques, culturels, scientifiques, etc…

«J’ai vécu assez longtemps pour voir le remède à la mort, assister à l’ascension de la Société Bitchun, apprendre dix langues étrangères, composer trois symphonies, réaliser mon rêve d’enfance d’habiter à Disney World et assister non seulement à la disparition du lieu de travail, mais du travail lui-même.»

Mais cette méritocratie a ses revers, car on est finalement dans l’obligation de “travailler” pour gagner des whuffies : en étant gentil avec les autres ou en travaillant pour eux. Donc des obligations sociales qui remplacent des obligations de bureau. Est-ce qu’on y gagne vraiment au change ?

Le travailler autrement

Et si on inventait une autre façon de vivre ? Lisez (absolument, lisez-le !) l’exceptionnel En Terre Étrangère (Robert Heinlein, 1961), qui décrit la résistance d’une société du futur sclérosée (ressemblant étrangement à la nôtre) face à l’idée d’un mode de vie différent. Une vision qui rejoint celle des mouvements actuels de détravail et décroissance également explorés dans la mode littéraire du solarpunk.

Allez hop, au boulot ! (Star Trek TOS)

Dans Star Trek, la civilisation du 24e siècle est tellement avancée qu’elle n’utilise plus d’argent. Les gens y travaillent pour s’améliorer et améliorer le reste de l’humanité. Le Capitaine Picard présente ainsi son époque à une scientifique de 2063 (First Contact, 1996) :

“The economics of the future are somewhat different. You see, money doesn’t exist in the 24th century. The acquisition of wealth is no longer the driving force of our lives. We work to better ourselves and the rest of humanity. “

Conclusion : le futur du travail remet en question celui de la liberté

Les grandes organisations ou les Etats totalitaires-startupiens ne voient pas l’intérêt de révolutionner un système qui leur est bénéfique, sauf pour le rendre encore plus bénéfique : augmentation de la peur du chômage (voire carrément suppression du chômage), gamification de l’activité, procédés d’indenture, démocratisation de la loi du plus fort (le darwinisme économique), etc.

La lutte contre ces dépositaires de l’autorité risque d’être compliquée (on pourrait parler de Damasio et sa Zone du Dehors, 2009, mais je n’ai plus de place). Mais on peut être plus subtil et utiliser la SF pour imaginer de nouveaux modes de collaboration qui bénéficieraient à toutes les parties.

Par exemple, dans dans le choc du futur (1970), Selon Toffler popularise la notion d’adhocratie, une organisation qui regroupe des experts de différents disciplines pour résoudre des problèmes ou réaliser des projets innovants. Ce nouveau mode de travail est aujourd’hui utilisé à petite échelle dans les projets d’innovation. Le fabuleux Global Frequency de Warren Ellis (2002) nous montre comment appliquer cette notion à grande échelle en réunissant un millier de spécialistes autour du monde pour résoudre des problèmes en direct (et souvent à distance). C’est possible, mais personne ne l’a encore fait.

Miranda Zero, Global Frequency (2002)

Pour conclure, je dirai que les armées utilisent depuis longtemps des auteurs de SF pour réfléchir à la guerre du futur. Il serait vraiment temps que Bercy fasse la même chose sur le sujet du travail, histoire de sortir des sempiternelles arlésiennes sur le travail du futur.


Septembre 22 en Science-Fiction

Sorties littéraires

  • Aux Éditions UV, Space Without Rockets (en anglais) aborde, enfin, l’impact environnemental des fusées et surtout les alternatives pour partir dans l’espace à bas carbone.
  • L’ami Adrien Party vient de sortir Vampirologie un pavé de référence sur la thématique du vampire. Vous allez me dire que ça n’a rien à voir avec la SF, certes, mais c’est un ami et son bouquin est excellent.

Évènements

  • Chicon 8 – du 1er au 5 septembre à Chicago (USA), La 80e convention de Science Fiction du Monde
  • Plus près de chez nous, Etrange-Grande, le festival des littérature de genre les 17 et 18 septembre à Hettange-Grande (Moselle),
  • Le 73e congrès international de l’astronomie aura lieu les 18 à 22 septembre à Paris, porte de Versailles.
  • Très belle programmation pour le Festival Hypermondes, festival de l’imaginaire qui se déroulera les 24 et 25 septembre à Mérignac. Il sera consacré aux utopies, car les futurs positifs nous font définitivement du bien. 90 intervenants, 40 évènements, 6 lieux, … De quoi bien nous faire attendre les utopiales.
  • Le même week-end, la 8e édition des Aventuriales, salon du livre de tous les imaginaires, se déroulera à Menetrol (Puy-de-Dôme)

Et la pensée télé de l’été

Cette citation nous vient du créateur de Star Trek, Gene Roddenberry, un scénariste-producteur controversé mais exceptionnel, il faut bien le dire.

“Diversity contains as many treasures as those waiting for us on other worlds. We will find it impossible to fear diversity and to enter the future at the same time.”

Gene Roddenberry

En passant, je vous conseille la nouvelle série Star Trek : Strange New Worlds qui reprend l’esprit de la série originelle (depuis quelques années, les autres séries sont bien trop dark). Ou encore mieux, regardez The Orville (3 saisons) où sont allés se réfugier tous les scénaristes de Star Trek.

Voilà, NovFut #9 c’est terminé. Vous pouvez abandonner votre travail afin de lire de la (bonne) SF pour penser le futur !

Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

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