Conseil National du Numérique, quand Numérique rime avec fric

Le Conseil national du numérique (CNN) a été officiellement lancé le 27 avril 2011 par le président de la république en place. Son rôle est censé être prospectif et consultatif. Il doit rendre des avis sur les projets du gouvernement et à faire des propositions en matière de politiques numériques.

Jusque là, tout va bien. 17 ans (seulement ?) après la publication du rapport sur les autoroutes de l’information envoyé à Balladur, le gouvernement français décide de prendre l’avenir numérique de son pays en main. Le pitch sonne bien. Ca sent la réélection ça coco.

Le CNN est composé de 18 membres (les noms en bas de l’article). En parcourant cette liste, on ne peut qu’être frappé par les sommités qui constituent le CNN. Des gens très brillants (au moins en affaires), de tous les horizons et qui travaillent tous sur Internet. Serait-ce l’équipe rêvée pour sauver la France du marasme Hadopien et nous permettre enfin de devenir une grande puissance numérique ? A-t-on enfin trouvé nos champions du digital ? La France va-t-elle enfin devenir une nation innovante ?
Réponse ci-dessous…

5 groupes pour construire l’internet de demain ?

Plutôt que de nous émerveiller devant tous ces fabuleux pédigrées, regardons véritablement les métiers et expertises représentés par nos 18 membres. On peut les regrouper en 5 parties :

  • Les patrons des 4 Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI) français principaux : Orange, SFR, Bouygues, Free.
  • Des patrons d’entreprises florissantes sur Internet : AuFéminin.com, Meetic, PagesJaunes.fr, Fnac.com, Rentabiliweb, Dailymotion ou encore la très publicitaire Ad4Screen
  • De jeunes (26 ans c’est jeune) successmen de startups Internet : Deezer et MeltyNetwork
  • Des éditeurs de logiciels et infrastructures: Alcatel-Lucent, Avanquest Software, Syntec numérique, AFDEL, CEGID
  • Un journaliste: Owni

Mais même si tout ces membres sont bien galonnés, il manque un certain nombre de représentants :

  • Le représentant des universitaires ? Oh, monsieur le président, vous savez quand même qu’Internet a été inventé par les militaires et les universitaires. Il serait sympa de les associer au projet, c’est quand même eux qui en sont à l’origine.
  • Tiens d’ailleurs où se trouve le représentant des militaires ? Ah vous ne savez pas que la cyber-guerre existe réellement ailleurs que dans les films ? Que les Etats-Unis ont créés une CyberAir Force et qu’ils s’amusent déjà avec. Mais bon, en France, nous on a Dassault…
  • Le représentant des providers associatifs ? Car vous le savez certainement, monsieur le président, c’est une très mauvaise chose pour le développement d’Internet de n’avoir que 4 FAI (Benjamin Bayart vous expliquera que dans ce cas, Internet = Minitel).
  • Et un représentant des étudiants, ce ne serait pas utile ? Il est évident monsieur le président, que vous connaissez vos ouailles par cœur, et que vous n’avez pas besoin que quelqu’un vous dise ce dont ils ont besoin. Mais ça pourrait aider, j’en suis certain.
  • Il manque forcément aussi un représentant des cyber-retraités. Les e-consommateurs de demain ! Papys et mamys sont bourrés de thunes. Ils ont une retraite (eux), il faut bien qu’ils la dépensent. Alors pourquoi ne pas les faire intervenir dans le débat ?
  • Tiens, je n’ai pas vu non plus d’expert sociologue dans ces représentants. Alors, monsieur le président, vous n’aimez pas les sciences sociales ? Ou alors ils affirment scientifiquement des trucs désagréables ?
  • Pas vu de spécialiste juriste non plus. Mais on vous connaît, monsieur le président, vous n’avez pas besoin de ça pour faire passer vos lois.
  • Pas de philosophe… Mais je vous comprends, ils sont souvent désagréables quand il faut travailler sérieusement, à toujours poser des questions pour un rien.
  • Et j’en oublie certainement d’autres…

Bref un Conseil National du Numérique certainement pas représentatif de l’Internet Français et de ses possibilités. Et je ne suis pas le seul à le penser.

Analysons les motivations de ces membres

Regardons maintenant les motivations, les degrés d’innovation et de philanthropie digitale de ces différents métiers…

Corps de métier Motivations digitales
% Innovation digitale % Philanthropie digitale
Les représentants des FAI S’arranger que d’autres acteurs ne viennent pas marcher sur leur monopole tarifaire et sur leurs infrastructures techniques. Rappelez-vous ce que SFR, Orange et Bouygues ont dépensé en lobbying pour que Free ne remporte pas la 4eme licence. Ce n’est pas pour que de nouveaux entrants cassent les prix une fois de plus (tarifs les plus élevés d’Europe d’ailleurs). Donc protectionnisme et immobilisme. 10% (n’innovent que si ils sont obligés. La stagnation du tarif des accès internet pendant 10 ans l’a prouvé) 0%
Free est un cas particulier car Free a compris que l’innovation leur permettrait de grandir (et de se mettre au niveau des 3 opérateurs historiques. la question est: maintenant qu’ils sont à leur niveau, vont-ils continuer à innover ? 100% 0%
Les patrons d’entreprise Internet

Le digital ? Ah oui, le truc là, le web. Oh vous savez, moi je fais ça parce que ça me permet d’être DGA dans une boite à forte croissance. Les médias c’est dépassé, c’est Internet le truc pour se faire du pognon.

Et vous savez quoi, même pas besoin d’y connaître quelque chose, y’a plein de gens, les techniciens là, qui savent de quoi ils parlent. Enfin c’est ce qu’ils disent…

2 % (pagesjaunes.fr a attendu 10 ans avant de commencer à faire autre chose que du display. On ne peut décemment pas appeler ça de l’innovation) 0%
Les éditeurs de logiciels / infrastructures : Qu’est ce qui ce vend bien en ce moment ? Le cloud ? Bon, on veut du cloud alors. Du cloud computing partout !
Mais c’est pas un peu dangereux le cloud ? On s’en fout, c’est l’avenir des SSII et des écoles d’ingénieurs français qui sont en jeu, monsieur.
40% 0%
Jeunes startupeurs Gagner encore plus de l’argent, de la money, du flouze, de la laitue, des pépètes. Et éventuellement revendre avec une effet de levier pour aller remonter une start-up à la Silicon Valley avec Loïc Le Meur. 100% (vous croyez qu’on gagne de l’argent sans innover avec une start-up ?) 0%
Le journaliste Nicolas Voisin s’est exprimé sur la question. Ses motivations : de l’opendata, de l’anti-hadopi, et de la démocratie virtuelle. Ca fait rêver, même si on se pose la question du membre « caution » du CNN. Sauront-ils écouter Nicolas ? 100% (Owni a définitivement révolutionné le journalisme online 100% (Owni le démontre souvent)

Bref. Au vu de la composition de cette représentation du numérique, on a en majorité des faiseurs d’argents qui ne sont finalement que peu compétents sur le digital. Mais on pourrait penser que l’Internet Français n’a pas besoin d’autre chose que d’une vision économique et financière, et que donc, ces grands patrons sont les personnes idéales pour envisager le futur du digital.

Pourquoi c’est une erreur économique ?

Petit souvenir. Rappelez-vous de Steve Balmer, le grand CEO de Microsoft, patron admiré et envié par tous les autres patrons jaloux depuis 2000. En 2005, le grand Steve a explosé de rire devant l’idée du téléphone d’Apple : « Un téléphone à plus de 500 dollars et sans clavier. Ridicule. »

Résultat : regardez ci-contre cette comparaison du cours de l’action de Microsoft (en rouge) comparé à celui de Apple et Google.  En 2011, Microsoft ne s’en est toujours pas remis et accumule les échecs et lancement de services ou produits ratés (Zune, Kin, Soapbox,  TabletPC, Microsoft TV, etc.). Car oui Steve Ballmer est un génie administratif et financier. Mais Steve Ballmer ne comprend rien à l’esprit digital.

Mais ne nous moquons pas. En France, nous avons eu un Pages Jaunes qui a stagné pendant 6 ans sur Internet, avant d’être revendu au fond d’investissement américain KKR. Un gâchis navrant (en dehors de stagner en tant que régie publicitaire, Pages Jaunes n’a pas ait grand chose avant 2010), pour un potentiel incroyable. Et aujourd’hui ce potentiel appartient à 54% à des américains. Où exactement doit-on chanter Cocorico là ?

Car l’erreur principale des politiciens et de ces hauts patrons, c’est d’imaginer qu’Internet correspond à ce qu’ils connaissent déjà. Ils ont une très belle expérience, mais comment peuvent-ils deviner les nouveaux comportements des internautes ? Comment peuvent-ils comprendre les freins actuels, deviner les opportunités potentielles, et envisager les solutions évidentes alors qu’ils sont si déconnectés d’Internet. Comment peuvent-ils comprendre l’énergie, la passion qu’Internet peut insuffler à des gens (non, pas des consommateurs, des gens). Mais peut-être pensent-ils qu’avoir le dernier Ipad fait d’eux des spécialistes d’Internet  ?

Mais hélas, innovation ne rime pas avec pognon (dans la vraie vie)

Pendant 20 ans Internet a été un monde sans régulation, un véritable far west où n’importe qui pouvait se créer une vie, un travail. On a donc vu le meilleur comme le pire émerger de ces territoires qui se colonisaient peu à peu. Mais une idée revenait sans cesse : Internet était à tout le monde. Riche comme pauvre. Un quidam lambda pouvait se moquer de Justin Bieber et aucun gorille en costume ne viendrait lui refaire les dents. Et les innovations se sont crées à à partir de cette liberté (et souvent la gratuité, mais ce n’est pas le même débat).

Peu d’innovations se sont créées à parti de modèle payant. La RATP continue à s’assoir sur son tas d’or comme les Pages Jaunes l’ont fait pendant des années (avant de le revendre à des américains, encore bravo). Les éditeurs de logiciels n’inventent pas mais mettent à jour leurs logiciels pour être compatibles avec Facebook et les réseaux sociaux. Ca fait bien longtemps que AuFeminin ne fait rien d’autre que se développer en rachetant ou créant des thématiques pour ses abonnés. Innovation ? Non, développement horizontal. Quant aux 4 FAI français principaux, ils prennent en otage les bandes passantes de leurs abonnés pour se faire payer par Youtube.

Non, on ne peut pas tout faire sur Internet : gagner de l’argent et innover constamment.

Le CNN peut faire du mal à l’Internet Français

Nous sommes aujourd’hui à un croisement de 2 futurs possibles :

  • L’un est celui que veut nous faire adopter notre président et ses amis : un Internet, véritable extension télévisuelle, où le français pourra, avachi sur son canapé, acheter, consommer, voter, sans se poser de questions. Une sorte d’Internet TF1 en fait, qui aura le destin de TF1 : une chaîne poussiéreuse destinée aux mous du bulbe, afin de les rendre encore plus mous du bulbe.
  • L’autre futur est celui d’un Internet accessible et disponible pour tous, creuset magique où n’importe qui pourrait s’informer, apprendre, grandir, et créer si il en a envie. Un réservoir d’expérimentation Français qui permettrait aux gens dynamiques de s’épanouir (plutôt que d’aller chercher à la Silicon Valley ce qui nous manque ici).

Certes cet Internet Français ouvert et démocratique est un rêve. Mais ce serait déjà pas mal d’éviter cette option « internet TF1 », non ?  Alors n’oublions pas, entre deux discussions sur le dernier lolcat, de parler un peu de politique digitale.

La liste des membres du CNN

  • Gilles Babinet, Président du Conseil national du Numérique – 42 ans – cofondateur et dirigeant de EyeKa, MXP4 et CaptainDash
  • Patrick Bertrand – 55 ans – directeur général de la CEGID, président de l’AFDEL
  • Jean-Baptiste Descroix-Vernier – 40 ans – PDG et fondateur de Rentabiliweb
  • Giuseppe De Martino – 43 ans – secrétaire général de Dailymotion, président de l’Association des Services Internet Communautaires (ASIC)
  • Frank Esser – 53 ans – PDG de SFR – président de la Fédération Française des Télécoms
  • Emmanuel Forest – 55 ans – directeur général délégué de Bouygues Telecom
  • Gabrielle Gauthey – 46 ans – directrice des relations institutionnelles d’Alcatel-Lucent
  • Pierre Louette – 47 ans – directeur exécutif d’Orange
  • Daniel Marhely – 26 ans – CTO et cofondateur de Deezer.com
  • Alexandre Malsch – 25 ans – P-DG et cofondateur de MeltyNetwork
  • François Monboisse – 54 ans – Responsable du développement et des nouvelles technologies de Fnac.com, président de la FEVAD
  • Xavier Niel – 44 ans – fondateur et vice-président du conseil d’administration du groupe Iliad, directeur de la stratégie de Free, copropriétaire du groupe Le Monde, cofondateur du fonds d’investissement Kima Ventures
  • Jean-Pierre Remy – 45 ans – PDG de PagesJaunes.fr.
  • Marie-Laure Sauty de Chalons – 49 ans – PDG d’AuFéminin.com
  • Marc Simoncini – 47 ans – fondateur et PDG de Meetic et fondateur de Jaïna Capital
  • Jérôme Stioui – 34 ans – président de Ad4Screen
  • Bruno Vanryb – 44 ans – P-DG d’Avanquest Software, président du collège Éditeurs de logiciels du Syntec numérique. Membre du conseil d’orientation d’Euronext
  • Nicolas Voisin – 31 ans – P-DG de la société 22 mars, fondateur et directeur de la publication d’OWNI

Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

8 thoughts on “Conseil National du Numérique, quand Numérique rime avec fric

  1. Tu oublis aussi les représentant culturel (artiste, major, studio, musé).
    Les représentant des consommateur.
    Les représentant des entreprise pas forcément digital mais qui on leur place sur le net.
    Les représentant des hébergeurs.

    Encore un coup de bluff qui va finir en monstruosité civique.

  2. bonjour Cyroul  !! bien vu cet article, parmis les oublis on ne trouve pas non plus de représentants du monde artistique / design omniprésent sur la toile et qui sont aussi acteurs et moteurs de l’innovation ;)

    1. @mry:twitter oui tu as raison pour le monde du jeu. Il manque un éditeur de jeu vidéo (qui serait pertinent pour l’innovation). Ubisoft est l’éditeur de jeux vidéo indépendant le plus important d’Europe.

      Et il ne s’agit pas de caricature mais de simplification du sujet. La caricature, c’est de nous faire croire que ces 18 gars là sont compétents en digital.

  3. Mais ce serait déjà pas mal d’éviter cette option “internet TF1″, non ?

    IF1: Internet France 1, le doppelganger de TF1: Television France 1

Répondre à Gregoirelemaire Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.