Héressie, Ursaphe et Polamploah : les Erinyes du chef d’entreprise

Créer une entreprise ce n’est pas facile. Pas parce que vous ne trouvez pas de client, pas non plus parce que vous n’arrivez pas à faire votre travail, non. Non, gagner de l’argent en bossant est simple. Ce qui est compliqué, c’est de passer beaucoup de temps et d’énergie uniquement pour éviter de perdre cet argent face à « l’administration ». Ces gens dans des bureaux ouverts quelques heures par jour, sans internet, sans aucune responsabilité nominative mais avec beaucoup de pouvoir. Je préfère laisser la parole à @Maudule (mon associée chez Curiouser, et auteure du blog StoryPlaying) qui vous racontera mieux que moi ces turpitudes sans fin de l’administration française. Priorité à la création d’entreprise qu’il disait…

Conçues dans les eaux les plus profondes et les plus sombres du Styx, elles sont au nombre de trois, et leurs hurlements terrifiants épouvantent même les plus courageux et les plus hardis des héros. On raconte que Cerbère, le chien des Enfers, se met à gémir de peur chaque fois qu’il les croise, et que Hadès, le maître des lieux, détourne les yeux à leur vue. Tous les matins, lorsque l’aurore déploie ses doigts de roses, elles sont envoyées sur terre avec une mission bien précise : tourmenter les mortels, les harceler sans relâche, les poursuivre jusque dans les moindres recoins de leur existence. Let me introduce you to Héressie, Ursaphe, et Polamploah : les Erinyes du chef d’entreprise.

Héressie

Héressie est sans contexte la plus effrayante de ces trois créatures. C’est au moment où vous vous y attendez le moins que, paf, elle est là, devant vous, généralement sous forme de missives signées de la main sèche de son messager, le Dit Recteur. Ces missives contiennent des chiffres en pagaille et emploient les mots les plus compliqués pour vous désarmer.
Parfois même, ce sont ces vilains petits papiers avec des petits avions bleus dessinés dessus que vous devez aller chercher à la Poste et que vous déchirez à moitié car les pointillés sont mal foutus (et vous êtes déjà énervée).


Un exemple parmi tant d’autres que la mise en demeure ci-dessus : vous n’avez rien compris, vous avez déjà payé et vous ne comprenez pas le pourquoi de la mise en demeure… mais c’est tant mieux : Héressie et ses nombreux émissaires se frottent les mains en ricanant, jouissant silencieusement de votre désarroi.

Vers la démence

De missive en missive, de recommandé en recommandé, vous sentez la folie monter en vous insidieusement. Car c’est là le secret dessein de Héressie : vous amener peu à peu vers la démence, vous faire descendre du Capitole et vous pousser vers la Roche Tarpéienne, pour vous livrer aux flots déchaîné et en finir une bonne fois pour toutes avec les affres de l’entreprise.

Un des moyens utilisés par Héressie est à cet égard la déstabilisation. Exemple : vous avez commencé votre activité en octobre 2009, vous avez déjà filé près de 12000€ à Héressie en 2010, mais elle vous envoie quand même un petit mot, au printemps 2011.

Lisant la missive, vous commencez sérieusement à douter. Vous regardez votre sésame, le Kabysse, qui va dans votre sens : immatriculation le 1er octobre 2009. Alors que vient faire ce « Vous venez de débuter votre activité » ? Et si le Kabysse se trompait , si Héressie avait raison ? Et si vos clients réels n’existaient que depuis quelques semaines ? La tête vous tourne, vous titubez contre votre bureau. Vous vous effondrez par terre, ne sachant plus ni quand votre activité a commencé, ni ce que vous vendez. Vous voulez juste que Héressie arr-ête.

Héressie la rusée

Une autre ruse classique de Héressie est de vous contacter à l‘ancien siège social de votre boîte. Pourtant, vous n’êtes pas folle (quoique…), vous savez que vous avez déjà prévenu plusieurs fois Héressie du changement. Très remontée, vous appelez Héressie.

Vous : je vous ai déjà signalé, mon comptable aussi vous a déjà signalé que le siège social de l’entreprise avait changé. Et pourtant, un certain nombre de courriers arrivent encore à l’ancienne adresse.
Emissaire de Héressie : … (ricanement sous le manteau)
Vous : c’est pourquoi je vous appelle directement pour que vous preniez un compte la nouvelle adresse
Emissaire (gloussement démoniaque) : à ma grande joie je ne peux répondre à votre demande. Il faut envoyer une lettre, joindre un justificatif de domicile et votre Kabysse. Now STFU or GTFO.
Vous : …

Par un pur élan de masochisme, vous vous rendez à la poste obéir aux commandements de l’émissaire. Pas question d’envoyer la lettre sans recommandé avec AR cette fois-ci : vous filez droit dans la queue, composées de quelques grands-mères à l’air gentil, le genre qui vous sert un cake au citron à 16h. Mais très vite, vous vous rendez compte que vous êtes, encore une fois, tombée dans un piège. Les mamys – sans aucun doute des agents de Héressie – s’avancent vers le guichet avec une sur-lenteur toute maléfique, et prennent un malin plaisir à transformer une interaction de trente secondes en un échange de dix minutes. Vous sortez, avec une envie de hurler au fond de la gorge.
Héressie a encore eu raison de vous.

Ursaphe et Polamploah

Moins puissantes et nuisibles que Héressie, Ursaphe et Polamploah travaillent en duo et s’en prennent à vous lorsque vous avez la malchance d’employer quelqu’un. Mais elles ne font pas dans la créativité : leurs techniques s’inspirent avant tout des bonnes ficelles de Héressie. Leurs armes principales : résistance et opiniâtreté dans la durée.

Septembre 2010 : une missive de Ursaphe et de Polamploah vous informe que « vous venez de réembaucher du personnel salarié ». Vous ne vous formalisez pas du « Monsieur » (Vous savez que Ursaphe et Polamploah nient les sexes, et réduisent un « Monsieur, Madame » à un « Monsieur »). Ce qui vous embête plutôt, c’est de savoir que vous avez un salarié…fantôme. En effet, vous n’êtes pas folle (quoique…) : il n’y a pas eu de nouvelle embauche dans votre boîte !


– Septembre 2010 J+1 (matin) : vous renvoyez une lettre et passez un coup de fil pour effacer le malentendu.
– Septembre 2010 J+1 (soir) : vous passez une bonne nuit.

Mais c’était sous-estimer les capacités de Ursaphe et Polamploah.

– 14 septembre 2010 : Ursaphe vous envoie un bordereau de cotisation. « Mais p**** j’ai PAS de salariés, jte dis ! » marmonnez-vous furieusement en renvoyant le bordereau barré dans toute sa largeur.
– Octobre 2010 : relance amiable (comprenez non aimable) de Ursaphe.
– Novembre 2010 : vous envoyez votre comptable au front, vous disant qu’il ne doit pas être effrayé par les cris et les griffures de Ursaphe et Polamploah.
– 9 décembre 2010 : l’action du comptable semble avoir un effet minime (voire nul) sur les deux créatures. Maîtrisant avec brio la tactique du harcèlement sur le long terme, Ursaphe vous renvoie un bordereau de cotisation.
– 16 décembre 2010 : Ursaphe vous envoie un tableau récapitulatif de vos salariés.
Vous vous demandez si, au fond, le salarié fantôme n’existe pas. Du coup, la journée, vous parlez à votre associé ET au salarié-fantôme. Vos amis commencent à s’inquiéter.
– 18 décembre 2010 : c’est le retour du petit papier avec des petits avions bleus dessus. Vous vous attendez à tout instant à voir surgir un huissier qui viendra réclamer les maigres biens de l’entreprise.
– Janvier 2011 : Polamploah s’y met également, relayant Ursaphe dans son entreprise de démolition. Vous rêvez de mettre la main sur le salarié-fantôme pour lui exploser la tête. Vous changez de comptable.
Depuis avril 2011 : un calme miraculeux…

Le calme avant la tempête ?

Parfois, le week-end, vous contemplez d’un air résigné la pile de toutes les missives envoyées par Héressie, Ursaphe et Polamploah, et vous essayez d’oublier le nombre d’heures passées à surmonter leurs pièges.


Car si les trois créatures semblent avoir à présent reporté leur courroux sur quelqu’un d’autre, vous savez que vous n’êtes pas en sécurité. Qui sait si demain, Ursaphe ne vous inventera pas une bande de 10 salariés ? Qui sait si Héressie ne se piquera pas du caprice d’envoyer une lettre ultra importante à votre ancienne adresse ?
Or la Pythie de Delphes ne rend plus d’oracle depuis bien longtemps…

De toute façon, si vous perdez vraiment la boule, ce sera à Héressie de vous rembourser vos trois mois d’internement à Sainte Anne. Sanglée dans une camisole de force, vous appellerez à l’aide votre horde de salariés-fantômes, et ça fera bien les pieds à Ursaphe et Polamploah parce ce que vous ne serez plus en état d’embaucher qui que ce soit.
Et toc, longue vie à la création d’entreprise !

Author: Maud

12 thoughts on “Héressie, Ursaphe et Polamploah : les Erinyes du chef d’entreprise

  1. L’administration à la Française – bel article très bien écrit avec humour faisant une belle caricature de la triste réalité du monde de l’entrepreneuriat comme si nous n’avons que ça à faire………….

  2. Mais c’est ma vie des 2 dernières années résumées …. las j’ai tout arrêté , résilier mais un an apès les formalités de radiation je dois encore justifier avoir déjà tout donné (trois fois) à rajouter: les impôts mais ils sont beaucoup beaucoup plus cool finalement : un dépôt suffit (remise en mains propres !
    Sinon demander à tort en produisant des documents pour obtenir une remise d’argent non due c’est pas de l’escroquerie ? donc du pénal ?
    Entrepreneurs et ex entrepreneurs syndiquons nous !

  3. Parfois je me dis que je n’ai pas fait le mauvais choix de me casser au Brésil, même si ici, tout n’est par trèsr rose en matière bureaucratique, mais il semble que ce soit moins le bordel.

  4. L’auteur de ce magnifique billet a loupé sa vocation : anthropologue au Pays de la Bureaucratie… Il nous faudrait un billet comme cela toutes les semaines au bas mot.. bravo…
    en ce qui me concerne dans un autre genre, j’y ai laissé une jambe…
    mais passon…
    Jean Michel Billaut

  5. Mince, je ne suis pas la seule à me sentir  impuissante et demeurée face à l’escadrille des relances automatiques et des mises en demeures « c’est pas nous c’est l’ordinateur »?  Tout de même  il en manque un au tableau: HerCéEsse, celui qui vous fait venir 3 fois Quai Corse pour une formalité facturée un bras, qu’il oubliera de notifier à toutes les autres divinités…

  6. Je n’ai appris l’existence de ce blog que ce matin… après la lecture de ce billet, il atterrit directement dans mes favoris, rubrique « Yeaaah, love. »

    (A chaque évocation de notre chère administration, je repense fatalement à la cultissime réplique d’Asterix -« Nous ne voulons pas le port ! Nous voulons le laisser-passer A38 !!!)

  7.  C’est incroyablement bien torché. En lisant ton texte, je me suis replongé (fort désagréablement) dans ce bourbier RSI et consors dont je ne suis toujours pas sorti d’ailleurs à ce jour…
    Merci de partager si justement ce mal qui affecte des milliers d’entre nous, chaque jour, et chaque année plus cruellement, et surtout plus absurdement…
    Cependant j’ai remarqué qu’en se déplaçant quatre ou cinq fois dans la même semaine à leur bureau, on finit par obtenir des délais, voire même des remises… Non, pour les remises je plaisante.
    Patrice

  8. Excellente analyse de ce qui se passe dans cet univers kafkaïen, sous l’égide de l’ubuesque bureaucratie administrative, C’est très drôle mais en même temps dramatique car c’est l’exacte vérité. 
    Notre société est victime de deux maladies graves;le SIDA et la bureaucratie. On viendra peut-être à bout du SIDA.
    Stier.

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