Le paradigme de la Page Vue

Des fois, il arrive que l’on se plante. Ca a été mon cas la semaine dernière avec un billet que j’étais censé poster sur le blog Narominded, et qui concernait -en partie- l’opé EnhautduCocotier. Beau ratage en effet, puisque l’article envoyé n’étais pas le bon (un brouillon plutôt violent que j’ai demandé à Naro de supprimer). Vu que Naro nage dans le chocolat en ce moment (oui les blogueurs ont aussi un métier), il m’a proposé finalement de le publier sur mon blog. Manque de bol, Nicolas a déjà écrit un très bon article : Et si le cocotier faisait son autocritique, où il répond à la principale critique de cet article.
Cet article ici-présent pourrait donc prendre directement la direction de la poubelle, seulement, je me suis dit que cette historique vulgarisé de la Page Vue pouvait peut-être intéresser tous les publicitaires que vous êtes.
Alors je le publie, mais vous n’êtes pas obligé de le lire.

L’opération #Enhautducocotier du publicitaire-blogueur Nicolas Bordas est un succès. Partant d’un principe simple (concours d’articles de contributeurs invités) Nicolas Bordas a fait évoluer ce concours en saga à feuilletons, tout en accroissant sa notoriété. Une belle leçon de publicité online.

Seulement, la question de la mesure du gagnant se pose. les résultats du concours sont déterminés sur le nombre de vues de l’article durant une journée. Une méthode de calcul rudimentaire qui ruine l’intérêt de l’opération, mais qui nous permet tout de même de nous interroger sur son importance dans la publicité d’aujourd’hui.

De l’indicateur de mesure de l’efficacité d’un site à celui d’une campagne

Un peu d’histoire, trop rare sur le sujet Internet, nous permet de nous faire une idée de l’origine de cet indicateur.

1996-2000 : Comment mesurer le succès d’un site web ?

En 1996, une première vague de public mainstream se déverse sur Internet. Il ne s’agit pas véritablement de « grand public », mais plutôt d’internautes aisés (CSP+) qui ont, par choix ou obligation professionnelle décidés de se mettre à surfer sur le web.

Est-ce le public qui a créé l’offre ou l’offre qui a attiré le public ? Nul ne peut dire, mais quoiqu’il en soit, à la même époque, on a vu fleurir les sites web (e-commerce, dotcoms, places de marchés, services divers, etc.). Pour mesurer la qualité de ces sites on a donc logiquement utilisé des critères de mesure de trafic : nombre de Pages Vues (PV) ou Visiteurs Uniques (VU). Les internautes étant tous à peu près pareils (early adopters, cyberpapis, et professionnels), c’est le site qui en ramenait le plus qui gagnait. Logique.

2000-2006 : Installation définitive de l’indicateur de mesure

Ces sites ont alors monétisés leur trafic naturel en louant des emplacements publicitaires à des régies médias pour y mettre de la bonne vieille bannière ou du lien sponsorisé. L’indicateur de référence restant toujours les mêmes, VU ou PV. Ces indicateurs ont ensuite été récupérés par les agences de pub et les annonceurs qui commençaient à expérimenter la pub digitale de façon simpliste (campagne bannière à mini-site).

Aux environs de 2002-2004, quelques régies que je ne nommerais pas ont tenté de lancer le concept lolesque du « GRP Internet » pour évaluer le nombre de contact publicitaire obtenu via une campagne. Cet indicateur, avant tout destiné à rassurer les annonceurs frileux, a finalement rejoint le « prime time Internet » dans la grande décharge des buzzwords marketing foireux.

2006-2010 : Grands bouleversements mais même indicateur de mesure

Vers 2006, les agences (média et pub) ont traversé la tornade du buzz-viral. Les agences, peu habituée à faire de la pub sans faire d’affichage média, ont au début réagit par le déni (le viral ça n’existe pas). Mais la plupart se sont adaptées et ont vite pris l’habitude de compter le nombre de vues (sur leur vidéo ou ailleurs). Hop, on garde le même indicateur, surtout ne rien changer.

Et les réseaux sociaux sont arrivés. Là c’était plus compliqué, car ces réseaux gardaient leurs statistiques de fréquentation pour eux. Il a fallu trouver autre chose pour mesurer le succès des campagnes. Alors on a compté le nombre de followers ou friends et on a pu les « médias sociaux » étaient nés.

On pouvait enfin revenir à des choses qu’on comprenait : la recherche du volume ! Le nombre de fans/followers et le nombre de pages vues suffisent alors à mesurer l’efficacité d’une campagne de publicité online. Tout le monde, agences et annonceurs, est rassuré, car tout le monde comprend enfin ce qu’il fait sur Internet : créer du trafic !

Seulement, les annonceurs n’ont pas encore compris que penser avec ces indicateurs équivalait à faire des campagnes stériles et inutiles.

Car le nombre de visiteurs est un indicateur obsolète et dangereux

Reprenons le concours de Nicolas Bordas. Malgré la qualité des contributeurs, l’utilisation de nombre  de VU sur l’article comme indicateur de performance a orienté le contenu des articles. Et pas vers le haut (du cocotier).

Forcément. Si vous voulez avoir plus de lecteurs sur un article, vous allez utiliser quelques méthodes éprouvées pour les faire venir. Tous les bloggeurs pros (ceux qui créent du trafic) connaissent ces trucs :

  • Maximiser la simplicité et facilité de lecture de l’article. Vite lu, vite compris, vite propagé, vite digéré. Sérieusement, vous préférez que je poste un article long sur les PKI internet ou un article sur l’érotisme dans la pub ?
  • Passer du temps, beaucoup de temps, sur sa propagation. Un blogueur professionnel passe autant de temps à écrire qu’à propager son article.
  • Sur-solliciter son réseau (d’amis) pour venir vous lire.
  • Etre un influent incontournable dans le métier pour s’attirer les bonnes grâces des wanna be in.
  • S’arranger pour écrire et propager l’article au bon moment (il y a des périodes propices pour lancer un article)
  • Créer un contenu hyper-trollable pour maximiser le bruit sur, et autour de l’article (« Et si l’Internet n’existait pas ? Et si Sarkozy était en fait une femme ? »)
  • Etc.

Seulement, on ne voit pas une seule notion de qualité, de réflexion, de recul stratégique ou publicitaire dans ces différentes méthodes.

Se basant sur le nombre de VU, le gagnant idéal serait @vanessa7589, (alias Bruno, spécialiste farming et linkbaiting) qui, avec son article, « et si la pornographie avec #Viagra et #boobs pouvait faire gagner un voyage aux Bahamas gratuitement ?« , exploserait les statistiques de fréquentation en une journée. Mais est-ce vraiment l’intention de Nicolas Bordas d’accueillir ce genre de contenus ? Non, je ne pense pas. Et pour les marques, c’est la même chose. Bravo, vous avez payé une jeu concours 25 000 euros pour recruter 10 000 fans sur votre fanpage. Et maintenant ? Vous croyez vraiment que vous avez 10 000 véritables acheteurs potentiels ou avocats de votre marque ?

Alors que faire ?

Comment choisir ses bons indicateurs de performance ?

Se poser la question avant !

Tout d’abord, se poser la question des indicateurs de performance avant de lancer l’opération est fondamental. La plupart des annonceurs (certains de mes clients se reconnaitront ici) ne se posent pas la question, et utilise le nombre de visiteurs ou pages vues sans même se demander pourquoi, que ce soit en communication institutionnelle ou en publicité produit.

Mais il faut les comprendre. Les seuls indicateurs de performances officiels (Cyberstat, Médiamétrie//Netratings, Comscore, e-Stat, …) sont des indicateurs médias, et donc basés sur l’audience des sites. Si la profession utilise ces indicateurs, alors pourquoi allez voir ailleurs ? Faisons comme tout le monde, ce sera plus simple et on ne risque rien. Mais Internet vous donne cette opportunité unique d’innover facilement, en faisant justement ce que les autres ne font pas.

Vous croyez vraiment que les premières fanpages de marque (Starbucks, Coca Cola, YouTube et Skittles) ont été créées cette année ? Et bien non. Ces marques ont testé Facebook avant toutes les autres, à l’époque où justement, aucune marque ne s’y trouvait, et que Facebook était encore un réseau social à la con comme les autres (lire sur ce blog: Combien de français sur Facebook en 2007). A l’époque vous attendiez que les autres marques essuient les plâtres. Et aujourd’hui, vous auriez bien aimé créer votre compte Facebook en 2007…

Donc, changez les règles. Et ça passe par le changement de vos indicateurs de mesure obsolètes !

Quels objectifs et quels indicateurs pour les mesurer ?

Se pose ensuite la question des objectifs à atteindre. Que veut-on vraiment faire avec cette opé ? Augmenter la notoriété du blog ? Améliorer l’image du blogueur ? Faire avancer l’état de l’art de la publicité sur Internet ? La réponse à cette question nous permettra de définir l’objet à mesurer :

  • Qualité éditorial de l’article, de la démonstration rhétorique ? Dans ce cas, prenons un jury de professionnels pour départager les joueurs.
  • Intérêt de la problématique ? Dans ce cas, on mesure les commentaires – en enlevant les envois de fleurs
  • Faculté de l’auteur à propager son article ? Dans ce cas, le nombre de visiteurs est un indicateur parfait, mais soyons honnête et ne parlons pas de «qualité de l’article ».
  • Etc.

Les possibilités sont infinies, et peuvent même faire évoluer votre dispositif. Par exemple, si l’on décide de choisir le nombre de pages vues comme indicateur, alors pourquoi ne pas inviter les experts en propagation pour un concours à la « mangeur de cigogne » version viralité ?

Le concours sera plus équitable et de meilleur qualité car les enjeux et les moyens d’y parvenir, seront plus clairs.

De bons indicateurs de performance = une bonne stratégie digitale

L’identification précise des objectifs à atteindre nous permet donc de fixer nos indicateurs de performance. Et ces indicateurs de performance peuvent même faire évoluer notre dispositif pour une meilleure efficacité. Alors certes, réfléchir à tout ça est compliqué, cela demande du temps, du recul, voir même un peu d’analyse. Mais au moins, le résultat est une véritable stratégie digitale. Et il est indispensable d’en avoir une, même pour une petite opération de site perso. Car comme disait un philosophe vert de mes amis : “Size matters not, Look at me. Judge me by size, do you?

J’ai donc regretté que Nicolas Bordas, un porte parole de la publicité française, continue à utiliser des méthodes d’il y a 10 ans. Mais ce dernier s’en est (très bien) expliqué. Gageons qu’il saura faire évoluer son prochain concours pour être plus juste pour ses participants.

Mais en attendant on peut se poser la question : ce paradigme de la Page Vue n’est-il finalement pas symptomatique de la profession de publicitaire digital aujourd’hui ?