La théorie du rhinocéros – Stratégies digitales pour les noobs

Pour ceux qui l’auraient raté voilà donc mon introduction à la conférence Digital + Humanities organisée par Curiouser (à La Cantine le 4 juillet dernier – des résumés , , et un scoopit là). Elle vous parle du métier du planner digital, des Sciences Humaines et Sociales, des digital natives et bien sûr de rhinocéros.

Commençons par réfléchir à notre métier.

C’est quoi le marketing digital ?

L’évolution du e-marketing traditionnel (c-a-d création de trafic vers un site) nous oblige à parler aujourd’hui de digital marketing (à l’anglo-saxonne) Un ensemble de pratiques marketing qui regroupe le e-marketing, le socialmedia marketing, le blog-marketing, le F-marketing, et bientôt le G+Marketing. Bref, un joyeux fourre-tout en évolution constante. Mais comment ça marche le marketing digital ?

Vous le savez déjà : le marketing vise à influencer le consommateur (ou les clients), mais pour l’influencer, il faut encore comprendre, expliquer et prévoir son comportement. (c’est pas moi qui le dit, c’est le Mercator).  On peut donc en déduire que :

Le marketing digital vise à influencer l’internaute, en comprenant, expliquant et prévoyant son comportement

La compétence du planner digital ou du web strategist sera donc de comprendre, expliquer ou prévoir le comportement de l’internaute. Et pour bien faire son métier, le digital strategist dispose de 3 outils : les données quanti, les données quali, et la théorie du rhinocéros.

Les données quanti, la base du marketing digital

La première chose qu’a fait le marketing en investissant Internet dans les années 95-96 fut de mesurer ce qui était mesurable, c’est à dire les logs des visiteurs sur un site ou sur une page. On utilisait d’immenses tableurs excel pour lire les logs, c’était ardu. Et puis les outils de stats ont commencé à se démocratiser (Xiti, Google Analytics et les autres), à améliorer leur ergonomie, l’étendue des données représentées (geolocalisation, parcours utilisateur, etc.) et la représentation plus simple de ces données (au revoir excel, bonjour les camemberts et les timelines). Le règne de la page vue était arrivé et dure encore aujourd’hui.

Mais c’est une bonne chose. Car mesurer un parcours d’internaute est indispensable si on veut optimiser les pages d’un site par exemple en contrôlant son tunnel de conversion. Ou encore pouvoir mesurer l’efficacité de sa campagne e-mailing ou de bannière. Ou même mesurer le taux de clic sur un call to action vers une page produit. Bref mesurer c’est bien quand c’est bien fait.

Seulement, la mesure digitale est forcément un acte de comparaison. La mesure seule, sans la comparer à d’autres chiffres, ne sert à rien. « Un call to action avec un taux de clic de 15% » ne veut rien dire. Par contre « le bouton jaune fait du 15% alors que le bleu fait du 5 » nous donne une information utile. De la même façon, dire qu’un site a 100.000 visiteurs par mois ne veut rien dire. Il faut relativiser ce chiffre par rapport aux sites équivalents (en pub, en contenu, en thématique).

Mais même dans ce cas, cette mesure ne nous servira à rien pour expliquer et anticiper un comportement de consommateur. Donc ces données quanti ne vont pas nous aider à prévoir le comportement de nos internautes. Heureusement il y a les données quali.

Les mesures quali, de plus en plus indispensable et spécialisée

Comment mesurer qualitativement sur Internet ? La solution est très complexe, dés qu’on écarte la vision enfantine qui imagine qu’un outil permettra de tout comprendre sur le consommateur en appuyant sur un bouton.

Heureusement, des agences spécialisées ont développé depuis quelques années des outils de monitoring de l’information assez performants qui leur permettent de quantifier l’utilisation de mots clés ou de noms de marque pour cartographier des conversations et prises de paroles. Ensuite, des êtres humains analysent ces conversations pour comprendre ce qui se passe pour la marque ou le secteur étudié (et cartographier les données). Certaines de ces agences ont très bien développé leur expertise et l’on peut affirmer qu’aujourd’hui le monde de l’e-veille est entre de bonnes mains et que l’on peut aujourd’hui représenter avec qualité les conversations du consommateur internaute.

Seulement ces mesures  ne se font que sur l’existant, au mieux en temps réel, au pire sur des conversations datées. Donc l‘internaute-consommateur est mesuré par rapport à ce qu’il fait ou ce qu’il dit faire (déclaratif). Certes cette mesure est correcte, mais ce n’est pas une interprétation prédictive. Ces données quali ne peuvent pas nous aider à comprendre et prévoir le comportement des internautes.

Heureusement il reste le rhinocéros…

La théorie du rhinocéros : le DIY du digital planner

En 1515, le peintre Allemand Albrecht Dürer, a gravé ce magnifique rhinocéros. Un rhino bien éloigné de l’animal que nous connaissons (j’aime particulièrement la corne dorsale). Mais cela s’explique car Dürer n’avait jamais vu de rhinocéros avant de dessiner celui-ci. Cette gravure a en effet été réalisée à partir de dessins et de conversations avec ceux qui avaient eu la chance de voir le rhino offert au roi du Portugal par le sultan du Gujarat. Cela explique l’armure médiévale du rhino (comment décrire autrement la carapace dure de ce périssodactyle ?).

Et bien, la seule façon aujourd’hui pour nous, planner digitaux, de prévoir le comportement d’un internaute, est de construire un rhinocéros, c’est à dire reconstituer le comportement d’un internaute à partir de toutes les sources dont nous disposons, quali, quanti mais aussi à partir d’études de comportement de consommateur trouvées sur Internet (j’ai même entendu parler d’agences qui faisaient des recos basées sur des infographies). Le planner digital fait donc un grand remix de toutes ces données pour dessiner ce rhinocéros, censé représenter notre internaute-cible, notre consommateur ou notre client. Et forcément, notre rhinocéros n’est pas plus exact que celui de Dürer (et certainement pas plus beau).

Alors si Dürer a des excuses pour avoir mal dessiné son rhino, nous n’en avons pas, car :

L’étude du comportement du consommateur n’est pas une science infaillible, elle s’appuie cependant sur la psychologie et la sociologie pour mieux comprendre les processus psychologiques ou sociologiques qui influencent les consommateurs. (Mercator)

Et oui, il existe aujourd’hui des chercheurs en Sciences Humaines et Sociales (les SHS) qui sont capables de nous aider à construire un rhinocéros un peu plus correct. Alors qu’attendons-nous pour les utiliser ? Car eux n’attendent que ça. Et grâce à eux, nous allons éviter bien des contre-sens.

Déconstruisons les modes marketing qui s’en prennent au digital

Le monde de la publicité étant un tout petit milieu qui se nourrit de lui-même, on voit émerger des concepts totalement faux qui sont repris et transformés jusqu’à aboutir à des demandes d’annonceurs, et donc rarement remis en question par les agences. Le danger est encore plus grand quand il s’agit d’Internet. Car tout le monde a aujourd’hui un accès Internet, un compte Facebook, et un portable. Et donc tout le monde pense pouvoir expliquer sans problème le comportement du consommateur.

C’est ainsi que l’on voit en ce moment une recrudescence  de « spécialistes d’Internet » dans les agences (ex-créa, ex-planner strat ou ex-commerciaux pubards qui sont super forts en Facebook). La déconstruction de ces « modes » marketing et publicitaires devient donc indispensable pour sortir des dispositifs stratégiques copier/coller (on change le logo de la marque et on vend la même chose à une autre).

L’exemple des digital natives à la moulinette de la raison

Un des exemples les plus frappants de ces concepts-modes est celui des Digital Natives. Cette notion marketing bullsh* a fait la une des mags publicitaires de l’année dernière. Elle disait en substance que la génération des jeunes d’aujourd’hui était complètement digitalisée et donc adepte des technologies innovantes.

Syllogisme du digital native

Tous les jeunes sont sur Internet.
Internet est digital.
Donc tous les jeunes sont digitaux.~ Cyroulistote ~

Je me suis beaucoup moqué de cette notion jusqu’au jour où des clients m’ont demandé de travailler sur cette cible. Hors, vous savez qu’on ne se moque pas des briefs de ses clients. Alors que faire ? Et bien, j’ai eu la chance de faire intervenir un excellent chercheur (qui se reconnaitra). Et il a avec talent et raison déconstruit entièrement la notion de « digital natives » devant notre client fasciné. Résultat le client a changé sa stratégie pour une strat plus efficace. Et tout ça grâce au chercheur. Perso, j’aurais été incapable de leur faire changer d’avis. Et vous non plus, ne rêvez pas.

Déconstruire les idées préconçues pour reconstruire des idées valables

Alors la déconstruction est indispensable. Mais elle ne viendra pas de l’intérieur du monde marketo-publicitaire. Car ce monde n’a ni l’envie, ni le temps de changer les modes rentables. Ces déconstructions de notions marketing préconçues ne peuvent venir que du monde digital. Du monde des agences spécialisées, des planners digitaux, des blogueurs marketing qui réfléchissent par passion ou maturité.

Eux seuls peuvent se permettre de poser des questions qui fâchent et remettent en cause la tendance naturelle des annonceurs et des publicitaires off-line à simplifier Internet. Et ce travail de mise en perspective ne se fera qu’en travaillant de plus en plus étroitement avec des chercheurs en sciences humaines et sociales.

Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

16 thoughts on “La théorie du rhinocéros – Stratégies digitales pour les noobs

  1. En bonne fille je voudrais mettre un <3 mais à la place j'écrirais juste :
    très bon article ! :)

  2. Merci
    pour ce très bon billet!

    J’accroche
    à 100%! Très modestement, j’ai moi même quitté mon costume de
    consultant pour me lancer dans la recherche (en gardant toujours un
    pied en entreprise, histoire de ne pas être trop stratosphérique et
    appliquer mes idées).

    Après,
    la difficulté réside dans le fait que le temps de la recherche
    n’est pas le même que celui des « pros », et que parfois les
    entreprises cherchent un résultat « suffisant » (qui
    génère du business, qui est rapidement applicable, qui répond à
    la question, etc.) plutôt qu’approfondis…

    Enfin
    je penses qu’un des biais des études menées sur le web à l’heure
    actuelle (et que tu soulignes bien) réside dans le fait que : soit
    on extrapole sur le comportement d’un internaute des comportements
    qualifiés de « représentatifs » en oubliant que la majorité
    des internautes sont derrière/devant leurs écrans (d’où l’approche
    sociologique nécessaire) ; soit à l’inverse certains chercheurs
    réalisent de longues études déconnectées du terrain et oublient
    parfois que les usages nécessitent une observation fine et parfois
    de s’impliquer réellement pour mieux les comprendre.

    Un
    dur compromis, mais qui se réduit à mon avis de plus en plus
    (vraiment dommage que je n’ai pu venir au séminaire…) !

    Au
    plaisir d’échanger là-dessus ! 

    1. C’était pas Antonio Casilli le chercheur en question, mais nous l’avons effectivement interviewé ici : http://curiouser.fr/curiouser-and-curiouser/rencontre-avec-antonio-casilli/

      1. Vraiment super article ! Est-il possible que tu partages le nom du chercheur en question avec nous ? C’est toujours difficile d’expliquer comme tu le dis tout le « marketing bullsh* » des digital native.. Je serais donc vraiment intéressé ;)

  3. Les digital natives….

    Ne sont-ils pas simplement les premier à être né dans les deux univers co-existant à savoir réel et numérique ? Je le conçois comme ça et je constate chaque jour un peu plus que ce phénomène existe.

    Ce qu’il faut déconstruire, c’est la démagogie off-line, effectivement.

    1. Dans ce cas, cette définition ne nous apprend pas grand chose sur le comportement de ces utilisateurs. 
      Non, c’est pas parce qu’un « jeune » est né dans les années 90 qu’il saura créer un blog, faire un ftp ou même hijacker son iphone. 

      C’est comme si j’étais « télécommande native » parce que je suis né la même année que la télécommande. 

  4. Bonjour. j’ai parcouru votre blog une bonne partie de la journée pour cause de Mémoire de recherche…Pas l’habitude de laisser des commentaires élogieux, je vais faire simple : bravo pour la qualité de vos réflexions !

    Super article, j’avais vu passer la conférence chez wearesocial.
    Deux questions : quand vous faites intervenir un chercheur sur un brief client, de combien de temps dispose-t-il ? Avec quels outils travaille-il ? 

    Merci !

    1. Merci; 
      Je réponds aux deux questions :
      1- ça dépend du périmètre d’étude, des délais fournis par le client, et évidement du budget. 
      2- les chercheurs ont chacun leurs outils de prédilection. En fonction de leur problématique, ils partent avec un corpus ou pas, et analysent ce corpus avec toutes les techniques dont ils disposent. Les plus expérimentés en ont plusieurs. Après, c’est leur expertise et je n’oserai aller au delà sous peine de me tromper. 

  5. Je rêverais de voir cette déconstruction des digitals natives ! 

    super article, merci.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.