Tu comprends, c’est pour le web

Ceux qui bossent dans le digital (qui mettent vraiment les mains dedans, pas ceux qui en parlent, hein) connaissent ces phrases toutes faites qui vous hérissent le poil. Ces phrases qui montrent que votre client, voire même votre collègue de bureau, ne comprend vraiment rien à Internet. Ces phrases qui existent pour presque tous les métiers du digital, de la stratégie à la réalisation en passant par la création et même le storytelling transmedia. Et c’est d’ailleurs l’agence de storytelling Socultstudio qui nous propose une investigation sur le terrain. Merci à Celina et Mrolivier pour leur article ci-dessous. Ca sent le vécu…

C’est un rendez-vous qui commence bien. C’est chez un annonceur, ou dans les locaux de son agence. Le bureau est agréable, bien chauffé, plutôt spacieux. Il y a de jolis fauteuils. Nos interlocuteurs sont cordiaux, et certains sont même sympathiques, c’est dire la bonne ambiance. Ils disent qu’ils aiment beaucoup notre approche. On sent qu’on est sur la même longueur d’ondes. On se dit qu’on va faire de jolies choses pour la marque. Le dispositif a du sens, la stratégie est bien pensée, l’ADN de marque est respectée et on tend même vers le user centric. On est à la limite de se taper dans le dos. Quand soudain, en abordant la partie timing/budget, tout se complique. Notre interlocuteur, avec un sourire complice, nous assène le tristement célèbre :

Tu comprends, c’est pour le web.« 

Ha.

(…)

Bon d’accord, mais que doit-on « comprendre » ?

Tu comprends l’annonceur n’est pas encore mûr sur le digital.

Traduction  : On a déjà tout claqué en TV. On n’a plus qu’une queue de budget. De toute façon, si j’ai pas de diff en access prime time, mon client va faire la gueule.

Tu comprends, le web c’est encore nouveau.

Traduction : c’est pas que c’est nouveau, c’est que nos metrics sont pas vraiment au point, en plus quand on bullshite ça se voit et on se fait moins de marge dessus, alors bon.

Tu comprends, le client, il a besoin d’être rassuré.

Traduction : Le client, va falloir le faire rêver pour un prix de vietnamien mais c’est pas gagné parce qu’il y croit pas à ta connerie.

Tu comprends, sur le web on peut faire le buzz avec une vidéo amateur.

Traduction : je vais quand même pas payer une vraie production alors que l’autre imbécile il a fait 3 millions de vues en filmant son chat avec sa caméra pourrie.

Tu comprends, nous on est plus sur la créa, quoi.

Traduction : Internet ça fait chier, c’est trop technique, les gens ils donnent leur avis, tout ça, et puis même si tu chopes un Lion à Cannes tout le monde s’en fout.

Tu comprends, Internet ça va super vite, donc si ça va vite à faire, ça coûte pas cher.

Traduction : à l’intérieur d’Internet, vous avez plein de petits lutins qui font que tout va super vite, par exemple hop, je viens de recevoir un mail en même pas 2 secondes, alors ta vidéo là, en 2 heures c’est bouclé, faut pas me prendre pour un con.

Tu comprends Internet, c’est viral.

Traduction : sur Internet, tu postes un bidule et paf, ça circule tout seul (sûrement grâce aux lutins). C’est génial ce truc.

Tu comprends, l’efficacité publicitaire sur Internet, elle reste encore à démontrer.

Traduction : Ca fait 30 ans que ça tourne bien en télé, je vais pas repenser mes formats pour des kikoolol à la con. En plus ils ont pas de thunes.

Tu comprends on aime bien, mais l’idée c’est quand même de ne pas écorner la marque.

Traduction : finalement on va pas faire comme on a dit on va faire un truc beaucoup plus lisse mais il faudra quand même faire 50 millions de vues avec. Comment ça c’est pas possible ? Vous branlez rien ou quoi ?

Tu comprends, c’est un peu de votre faute, aussi.

Traduction : dans le digital vous êtes bien gentils, mais ça fait des années que vous nous expliquez que le digital c’est pas cher, que c’est rapide, et que c’est super efficace. Ca fait des années que vous nous inventez des nouveaux outils toutes les 3 semaines, des nouvelles théories tous les 6 mois, et évidemment que tout ça annule et remplace ce qui a été fait précédemment sinon c’est pas drôle. Ca fait des années que vous nous la jouez « profil bas, nous on est humbles » tout en nous faisant la leçon un jour sur 2. Ca fait des années que vous êtes tellement connectés entre vous que vous avez oublié qu’il existait des gens moins connectés que vous.

(…)

A ce stade, on a compris qu’on venait d’entrer dans le bourbier de la Bataille Pédago-Argumentative. L’ambiance cordiale a fait place à une sorte de délétère tension, et il est désormais question d’avoir raison. L’école de la part de voix le dispute à l’école des usages, l’école de l’idée le dispute à celle de la mécanique, l’école du challenge de brief  s’oppose à celle du « oui, on va faire comme ça ».

C’est le moment où chacun tente vaillamment d’expliquer son métier tout en justifiant de facto sa présence dans la salle. Bien entendu, comme personne n’est payé pour refaire le monde, on en arrive très vite à l’épineuse question des sous, pour finir dans une ambiance marchandage d’assez piètre qualité. L’idée étant, pour situer, de payer une authentique Rolex pour le prix d’une contrefaçon.

En sortant du rendez-vous on se demande ce qui a bien pu se passer pour qu’on en arrive là. Puis on se remémore cet épisode de Mad Men, celui où l’agence Sterling Cooper nommait un « Directeur de la TV« , boursouflé de sa nouvelle importance et pourtant raillé par les seniors. On se dit que ça ressemble bigrement à la position de l’actuel « Directeur du Digital« .

Là on comprend mieux.

 

Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

52 thoughts on “Tu comprends, c’est pour le web

  1. arf ! et le pire dans tout cette histoire, c’est que le commercial va encore baisser son froc et qu’il va falloir expliquer aux petits développeurs qu’ils devront y passer leur nuit … l’histoire d’un mec du digital peut être mais certainement pas d’un mec ayant pris ses responsabilité (ou d’un bon commercial)

  2. Le plus étrange c’est qu’il y a 3 ans on aurait dit la même chose, avec moins de talent.

  3. Moi ce qui me hérisse le poil, c’est l’utilisation erronée de « digital ». « Digital », en anglais, ça se rapporte au « digits », ces chiffres qui circulent dans les tuyaux de l’Internet. En français, « digital », ça se rapporte aux doigts (empreinte digitale).
    Le mot que vous voulez utiliser est « numérique ».

    Merci. :)

    1. Merci de votre avis. 
      Je me souviens en 96, on parlait des autoroutes de l’information, et du cybermonde. Tout était cyber. Le numérique est arrivé après, vers 98 je dirai. Et puis ce fut la bulle Internet et l’ère des dotcom à partir de 99. vers 2003, tout est devenu 2.0, et puis on a eu du webmarketing qui a émergé (2006?). Vers 2008, l’ère du social bullshit, ce fut l’arrivée du mot digital. 
      Mais parions que dans 2 ans, on utilisera autre chose…

      Alors je ne pense pas que ce soit véritablement utile de se prendre la tête là-dessus. 
      Les buzz words circulent, Internet reste. 

  4. Alors de mon côté je suis intéressé par les fameux lutins dont parle l’article. Pour l’instant on fait tout nous même et c’est vrai que c’est long alors ça coûte cher. Mais si quelqu’un de sympatoch peut m’indiquer ou se procurer les lutins travailleurs, ce serait avec grand plaisir.

    1. Attention, les lutins ne sont pas tous égaux devant le buzz.
      Alors à chercher les lutins, vaut mieux trouver les bons…

  5. :-)
    j’ai parfois cette impression dans mon métier à moi, où l’on nous demande dans un dispositif d’innovation d’apporter le carburant de créativité qui va bien. On nous demande alors effectivement de fabriquer une rolex avec le budget d’une montre en plastique… Tu comprends, c’est pour animer un groupe…

  6. Si les agences web savaient reellement comment faire marcher des business sur internet, elles montraient leur propre start up pour prouver que leur conseil peuvent marcher.

  7. Internet ? Marchera jamais.

    ;-)

    Merci les SoCult, on se sent moins seuls :-)

    J’attend le jour pù on dira « c’est pour la télé… »

    Les FaDa

  8. Un jour, on dira « Tu comprends, c’est pour la télé. » Et ce jour là, une larme d’émotion contenue coulera doucement sur notre joue de baroudeur burinée par les embruns de la vie.

    Puis on dansera sur le toit du monde. Tout simplement.

    Merci pour les relais et un grand merci à Cyril pour la Tribune., On espėre que ça vous a plu !

  9. Je ne travaille pas de ce domaine (pas indirectement) mais dans celui des études et crois-moi, on entend les mêmes conneries ! #YouAreNotAlone

  10. Tiens c’est marrant, en lisant ça, j’ai comme une impression de déjà vu ;-)
    Merci beaucoup pour ce post. Déjà pour le style d’écriture que j’aime beaucoup et surtout pour le contenu qui est… tellement vrai ! 7 ans à bosser dans le web/social media avec des blogueurs, des agences and co et ces points, vrais en 2005 le sont encore.

    Un gros merci pour le sourire que j’ai eu en lisant le post !
    @celinecrespin:twitter

  11. J’ai presque senti l’odeur des cafés posés sur la table,
    Mention spéciale du jury à « Ça fait des années que vous êtes tellement connectés entre vous
    que vous avez oublié qu’il existait des gens moins connectés que vous. »

    Aussi lucide qu’acide… j’adore, avec des textes pareils et quelques efforts encore, tu pourrais faire carrière dans le web sais tu?
    (enfin si il existait des vrais métiers sur  » l’Internet  » et tout ça.. enfin.. peut-être un jour..) :-)

  12. C’est le moment de mobiliser la profession et de créer un syndicat un peu solide. Si des jaunes ont cassé le marché à ce point, rien n’est perdu mais la pente sera pénible à remonter. Après la loi Sapin, les agences de pub ont galéré pour déporter leurs revenus sur la création mais elles ont inventé le 360° et ont fini par y parvenir. Tout n’est pas perdu…

  13. Merci à tous, ça fait plaisir, on se sent moins seuls hein :) Une petite pensée pour les petits lutins, qui vous remercient aussi au passage. Bonne journée !! Célina, So / Cult.

  14. J’ai le même sentiment mais en interne (SSII) quand mon manager au final n’en sait pas plus que le client, et qu’il le drague avec une créa en se passant de mon expertise et que je dois réparer ses conneries.

  15. Merci pour ce post.
    J’ai le même genre de réflexion, mais un peu plus brutale parce que mes clients sont soit des TPE, soient des petites PME. Quoi que, j’ai eu aussi une multinationale (500 employés à travers le monde) qui m’a fait ce genre de réflexions) :

    « on a pas/plus de budget »
    « on a tant de budget, pas plus »
    « vous me faites un prix rond, j’aime les prix ronds [arrondi, et pas au centime près] »

    Et là, on baisse les yeux, et on se dit qu’il faut faire du CA et manger à la fin. Mais on serre les dents, souvent.

  16. Mince j’avais oublié… ça me rappelle mon ancienne agence. Cyroul à chaque fois tu tapes juste et fort. J’espère que ce n’est pas juste un coup d’épée dans l’eau…

  17. « Sur le budget de deux millions d’euros, il te reste 20K pour refondre le site e-commerce, faire le buzz avec des vidéos pas drôles et réaliser toutes les campagnes e-marketing de l’année, c’est bon? » 

  18. Excellent. J’ai adoré. Surtout le moment où à la fin tu finis carrément par justifier ta présence alors que c’est quand même eux qui t’ont appelé et que tu expliques ton métier.
    True Story.

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