Obéissez à la télé, obéissez… Obéissez !

Au début des années 80, il existait une excellente émission de TV qui s’appelait les dossiers de l’écran consistant en la diffusion d’un film suivi d’un débat autour des problématiques sociales ou économiques abordées par de ce film. C’est dans cette émission que j’ai vu pour la première fois I comme Icare de Henri Verneuil, qui mettait en scène l’expérience de Stanley Milgram. Une expérience terrible montrant que 60% des hommes ou femmes normaux (vous et votre voisin quoi) pouvait devenir le pire des tortionnaires si une autorité lui en donnait l’ordre.

Retour à notre époque où une équipe de sympathiques cinglés a voulu vérifier si l’humanité avait évolué ou pas depuis les années 60 en remplaçant l’autorité d’un scientifique par celle d’une animatrice télé.

Pas de bol…

L’expérience de Milgram en 10 lignes

Stanley Milgram, que tous les sociaux machins experts devraient connaître grâce à l’expérience du petit monde (les fameux 6 degrés de séparation entre 2 êtres humains), est surtout connu pour son expérience, dite de Milgram, sur la soumission à l’autorité. Dans cette expérience, 62,5% des testés étaient capables (sans être conscients d’être testés) d’infliger de la douleur jusqu’à la mort à un autre être humain. Tout ça parce qu’une représentant de l’autorité, ici un docteur, leur demandait de le faire.

Une expérience révélant donc que 62% des gens ne sont que des moutons qu’un chien de berger n’aura aucun mal à contrôler. Car en effet, lorsque l’individu obéit, il délègue sa responsabilité à l’autorité et passe dans un état que Stanley Milgram appelle agentique. Cet individu n’est alors plus autonome, et il fait ce qu’on lui dit. Jusqu’à aller contre ses propres principes moraux. Certes, il n’est pas heureux, mais dans cet état, on peut lui faire faire n’importe quoi (lisez l’expérience de Milgram sur la Wikipédia).

Cet état agentique a notamment permis les déportations et les camps de la mort. Ce n’était pas la faute des gens, ils ont obéit à l’Autorité. Et ne croyez pas que vous auriez fait mieux, le panel est censé être représentatif. Heureusement que c’était dans les années 40 (tous des barbares à cette époque, hein?);  maintenant on est devenu civilisé, hein ?…

Croyez vous ?

2010 : le retour de la vengeance de Milgram

France Télévision a eu l’idée folle de reproduire cette expérience de Milgram dans le cadre d’une émission de TV appelée pour l’occasion la Zone Xtrême. Tout a été reproduit à l’identique, le panel choisit (80 personnes de tous âges et conditions sociales), une animatrice stéréotypée (Tania Young) représentant l’autorité et disposant de 5 injonctions de plus en plus autoritaires (« ne vous laissez pas impressionner », jusqu’à « qu’en pense le public ?« ). Seule variante par rapport à Milgram : un public à moitié dans la confidence.

Cette expérience a été encadrée par Jean-Leon Beauvois, chercheur en psychologie sociale. Une discipline cherchant à comprendre l’interaction entre la psychologie d’un individu et la sociologie d’une époque, d’un groupe d’une situation afin de mieux comprendre le fonctionnement de l’homme en société. En bref, une discipline qui devrait être en plein boom vu le contexte actuel (enfin, si vous cherchez du taff dans le marketing, appelez-moi).

L’homme est devenu un robot dirigé par la télévision

Attention, je spoile le documentaire (qui devrait passer sur France2 à 20h45 si il ne se fait pas censurer avant) mais cette expérience de Milgram télévisuelle nous montre que 81% de candidats sont allés jusqu’au bout.
Oui, vous avez bien entendu, 81% des joueurs, persuadés d’être dans un jeu, ont électrocuté un inconnu avec du 460 volts parce qu’une animatrice de TV leur a demandé.
Jolie preuve de civilisation.

Je vois venir quelques objections auxquelles je vais répondre tout de suite :

  • Le million d’Euros, (gain du jeu), était trop motivant ? Hélas non. Les candidats était invités sous le prétexte d’un test d’une émission de tv. Il n’y avait donc aucun enjeu financier. La seule gratification était un défraiement de 40 euros payé avant même l’émission. Ce n’est donc pas pour l’argent qu’ils ont grillé le candidat.
  • Les candidats étaient un peu cons, ça vous arriverait pas à vous ! Hélas si (sauf si vous lisez Cyroul.com, aux extraits de rébellion concentrée). Car le panel des 80 testés a été choisi dans toutes les classes sociales et tous les niveaux d’études. Vous regarderez le docu pour vous faire une idée, mais dans les 16 désobéissants, on ne voit pas beaucoup d’intellectuels distingués, de jeunes branchés, ni de cravateux.
  • Les candidats étaient des sadiques en puissance ! Encore perdu. Et c’est peut-être là l’intérêt (et la grande cruauté) de ce documentaire de nous montrer le dilemme de gens normaux coincés entre leur morale et une autorité. « C’est inhumain ! » dit une candidate en abaissant la manette. Les candidats savent que c’est horrible ce qu’ils sont en train de faire, mais ils le font quand même. Non, ce n’étaient pas des sadiques. Une fois la dernière manette abaissée, on les voit tituber en se levant de leur siège, portant le poids de la culpabilité sur leurs épaules courbées. Non, ils n’ont pris aucun plaisir à cette session, et il est certain qu’ils vont faire quelques cauchemars.

Vous êtes tous les cobayes de Milgram

Ne vous moquez pas de ces personnes. Nous sommes pareils.

Au boulot, quand votre patron vous demande de bosser pour du crédit à la consommation sous prétexte de sauver votre boite du marasme de la crise, ou de marger comme un porc sur le dos d’une association à but non lucratif, c’est le même dilemme moral qui va se poser à vous. Vous aurez de le choix de rentrer dans un « état agentique » ou de manifester votre force morale devant vos collègues, risquant ainsi votre réputation de bon élève (peut-être même au péril de votre carrière).

La société doit se construire selon des règles sociales. C’est ce qui permet à des individus tous différents de vivre ensemble sans s’entretuer. Nous sommes donc habitué à ces règles depuis notre enfance. Habitués à obéir. Et c’est très bien. Sauf quand les règles deviennent absurdes, car c’est très difficile pour quelqu’un de se « désocialiser » volontairement en faisant plutôt confiance à sa morale, à ses valeurs, à son intuition plutôt qu’à l’autorité.

Selon moi, les seules possibilités de lutter contre l’état agentique sont :

  1. de se reposer sur une véritable morale, des principes humains partagés librement (et non imposés, oubliez les religions et partis politiques forcés)
  2. d’avoir des points de comparaison. L’Histoire et le retour sur les erreurs du passée devient indispensable. Une des désobéissantes de l’expérience a révélé que ça lui rappelait sa famille déportée durant la 2eme guerre. En effet, plus les erreurs du passé seront discutées, et mieux la civilisation se portera c’est évident (la suppression des cours d’histoire en Terminal S ne peut donc que créer des robots privés de libre-arbitre – forts en maths mais sans recul pour comprendre la société).
  3. d’apprendre à garder un libre arbitre. Attention, le libre arbitre, n’est pas de l’intelligence, de la culture, ou même dépendant d’un niveau d’étude. Non, le libre arbitre va dépendre de votre curiosité (la volonté de comprendre le pourquoi) et de votre courage.

Sauf que dans le système va tout faire pour que vous ne posiez pas de questions.

Gardez votre libre arbitre, malgré un système qui n’aide pas

Un système qui a pour promeut le « chacun pour soi » et écrase toute rébellion, même justifiée, génère des individus qui ont perdus leur libre arbitre, la capacité de prendre du recul et de désobéir. Bref un système idéal pour des autocrates qui vont pouvoir utiliser ces robots à volonté, et ce, grâce à la télé, nouvelle autorité française.

Pour le faire rapidement (je vais mériter un point Godwin là, attention), un gouvernement qui promeut « la réussite » et la win-attitude égoïste (chacun sa m*) et écrase toute désobéissance ou tout recul historique tend vers un système nazi où la population deviendra complice de ses crimes futurs, tout ça par l’autorité de la télévision, canal de propagande privilégié. Ca commence peut-être par une arrestation dans un UGC d’un consommateur (forcément, il avait acheté son coca en dehors du cinéma, normal non ?) ou encore par l’expulsion d’un squat de sans-papiers à -3° (ils occupaient illégalement un terrain de la mairie, où est le problème ?). Trop facile de regarder la loi plutôt que la morale.

Heureusement, une nouvelle génération arrive, posant des questions et refusant les vieux compromis poussiéreux. Les médias l’appellent la génération Y, pour ma part je préfère génération Why. Les causes de cette curiosité ? Un abus d’Internet où les relations sociales entre individus sont perpétuellement modifiées, où l’autorité se prouve et ne s’impose pas, où il est si simple de basher une autorité illégitime. Internet, un endroit dangereux où la liberté pourrait régner si l’on n’y prenait garde.

Alors nouvelle génération why, regardez cette émission, prenez exemple sur les 19% qui ont osé dire non à ce système immoral. On sait jamais, peut-être qu’à force de débattre et discuter sur le sujet, on arrivera à faire descendre les 80% de robots dans les 20 prochaines années.

On y croit hein ?

Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

14 thoughts on “Obéissez à la télé, obéissez… Obéissez !

  1. Pas de loi d’ohm?
    A priori la majorité n’est guère au courant des lois physiques, d’où la faible résistance à un test d’une telle intensité.

  2. Excellent article, comme d’habitude…
    Ca fait flipper en tous cas, je rejoins complètement le commentaire de LaNe, auquel j’ajouterais qu’ne plus « d’être bien au chaud dans nos charentaises vingtenaires », c’est aussi la tendance générale à « vivre » librement sur Internet (confortablement assis devant un écran donc) qui nous « empatte »… Ca peut paraître hors-sujet mais je me permettrais de comparer Internet avec la pilule bleue de Matrix, qu’on gobe tous allègrement aujourd’hui.

  3. C’est du behaviourisme de base, stimilus-réflexe, nous restons des animaux ! (En psycho on voit cet exemple « Milgram » mais il semblerait qu’il soit non actualisé)

  4. Ce matin j’écoutais une interview de Florence Aubenas à la radio. Il s’avère que 20% des gens sont en situation de précarité (et donc luttent tous les jours pour leur survie). On y ajoute les 80% de zombies télévisuels et il ne reste plus grand monde pour se rebeller.

    Allez, la nouvelle génération…

  5. Très bon article !

    Je pense qu’en situation de stresse, de gains possibles, de distance avec l’individu (genre on est dans un jeu vidéo, il est pas devant moi), que l’on soit de la génération Y ou pas, nous sommes tous des monstres.

    Quand nous sommes pas en condition, ni dans l’action, la génération Y peut être à la limite plus apte à prendre de la distance. Mais au finale nous sommes tellement gangrainé par le buzz, l’impressionnant, le trash, le crade et l’immorale, que je doute de notre capacité à véritablement dénoncer, se rebeller et lutter contre des choses immorale, qui ne nous concernent pas.

    1 point Godwin : c’est le système Nazi : on touche pas à ma race, à ma religion, à mon métier, à ma condition pour le moment : je ne bouge par pour aider les persécutés.

    Il reste les 20 à 40% de la population qui est apte à se rebeller, à manifester, à être à la marge. Finalement n’est ce pas ce que nous vivons au quotidien ? 12% d’employés syndiqué, manifestant regroupant 3 à 4 % de la population nationale, faible participation à la vie politique, …

    3 films à voir sur la même thématique : la vague (http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=134390.html), l’expérience ! (http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=112188.html)

  6. Comme toujours un post très juste…

    Pour ma part je ne crois pas que la génération Y (dont je fais partie) soit différente. On a des relents de révolution dans les veines, en bon fils de 68ards, mais trop abrutis par la télé, et (je pense) trop lents à réagir si qqc se passait. On a eu beau défiler contre Le Pen lors des élections de 2001, on a vieillit, on s’est empaté, et on est bien au chaud dans nos charentaises vingtenaires, aujourd’hui.
    Mais bon. Je suis pas très positive à propos de la nature de l’homme ;)

  7. On aimerait y croire mais les raisons de la résistance sont diverses et éventuellement cumulatives :
    – un esprit critique fort, formé, forgé, capable de dire non de manière suffisamment massive pour ne pas être influencé par les caresses dans le sens du poil ou les menaces psychologiques
    – une expérience personnelle de la douleur (avoir été électrocuté, avoir un vécu familial de torture)
    – une expérience personnelle de désobéissance, qui fait que l’on sait qu’il faudra surmonter des difficultés ainsi que ses propres réticences
    – des valeurs ou une morale personnelle qui ont un poids supérieur aux lois et aux convenances
    – la certitude que les majorités peuvent avoir tort, et que la minorité doit marquer frontalement son opposition

    Et tout cela n’est pas très facile à avoir dans sa besace…
    Pire, il faudrait faire l’expérience avec une victime antipathique et avec un sujet sympathique. Serions-nous plus vicieux avec un moche pas sympa ? Avec un moche sympa ? Avec un beau pas sympa ? Avec un beau sympa ?

    Je n’ai pas vu l’émission, et ne sais pas si les expériences similaires ont donné ce type de comportement, mais mieux que la désobéissance, y a-t-il eu des rebellions de type harangue ? « Arrêtez, vous êtes de grands malades, on n’électrocute pas les gens comme ça, 100 V c’est très douloureux, 220 V c’est ce qu’il y a dans vos prises, allez on se casse de cette émission de merde », libération de la victime et même une baffe à la présentatrice.
    Parce que de la désobéissance à la rébellion, il y a encore de la marge, et une grosse !

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