Les médias experts peuvent-il survivre sur Internet ?

Hier matin, j’ai reçu la newsletter d’Influencia. Une NL que j’apprécie énormément, car elle tente d’éviter les transcriptions intégrales de communiqués de presse pour proposer des analyses un peu plus poussées. Mais avec l’article Skyrock tagge les marques, j’ai été bien déçu.

Seulement, est-il possible de faire autrement que du quick & dirty quand on est un média online ? Doit-il y avoir une différence de modèle économique entre les médias généralistes et les médias spécialistes ? Les médias sont ils solubles dans le temps réel ? Éléments de réponses (rapides) après le jump.

Comment faire croire n’importe quoi en un seul article ?

Un gros titre sur Skyrock et les marques, et un chapô qui annonce pèle-mêle « Quels sont les centres d’intérêt des 11-25 ans?« , « Quelle est la cote d’amour des marques?« , etc. et une introduction qui commence par « Imaginez 25 millions de skybloggeurs et skybloggeuses qui voudraient clamer leur amour pour une marque ou une activité« . Tout est prêt pour une belle confusion dans la tête des annonceurs, des marques, et des marqueteurs pressés.

Le lecteur va donc le plus naturellement du monde lire : « Skyrock analyse 25 millions de jeunes« , ce qui sera complètement faux.

Déjà, qui a dit que Skyrock avait 25 millions de blogs ? Leur compteur nous donne environ 33 millions de blogs. Si on fouille rapidement, on s’aperçoit que le nombre -non sourcé – de « 25 millions de blogs » date de 2009. Cela voudrait dire que pendant 2 ans le nombre de blogs de Skyrock n’a pas changé ? Magie d’un chiffre descendu du ciel. Et si c’est Skyrock qui en est à l’origine, j’aimerai savoir comment ils ont réussi à rester stable malgré la concurrence de Facebook. Ils devraient donner des cours à Myspace. (non je ne suis pas cynique, j’aimerais des explications).

[Disclaimer : le commentaire d’Isabelle Musnik m’a indiqué qu’elle parlait du nombre de profils ! Et effectivement il y en a 24,8 millions (donné par Sky). Etonnant ça ! Le nombre de profils de Skyrock ne bouge pas depuis 2 ans. Voilà des chiffres qu’il faudrait décortiquer.]

Ensuite, qui a dit qu’il y avait 25 millions de jeunes ? En France, 1 français sur 5 a moins de 15 ans (18,5% pour l’Insee – soit 12 millions pour une population de 65 millions) et il y a 8 millions de jeunes entre 15 et 24 ans. (Source Francoscopie p.143 – oui c’est un livre. Mais vous pouvez aussi aller sur le rapport Insee sur la population française). Nous avons donc au total 20 millions de jeunes de 0 à 25 ans. Si on imagine que TOUS les jeunes français ont un skyblog depuis leur naissance (pauvre France), il nous resterait tout de même 5 millions de fantômes inexpliqués.

Excusez moi, mais un article qui se veut sérieux avec des approximations de 5 millions de personnes min. ça me gêne. Mais peut-être va t’on me dire que j’ai mal compris, que j’ai lu l’article trop vite…

De la lecture rapide sur Internet

Considérerons le mode de lecture de l’internaute moyen devant son écran. Celui-ci va avoir une lecture lente du contenu (25% de plus lent que sur papier) qu’il va essayer de la compenser par des algorithmes de lecture rapide. En gros, il va sauter des mots pour se concentrer sur ceux mis en valeur (gras, italique, polices modifiées), il va privilégier le chapô et l’intro, et éventuellement certaines parties qui vont l’intéresser spécifiquement. Il va donc se créer une image mentale imparfaite du contenu à partir de ces bribes de phrases et de mots piochés ça et là. Un véritable algorithme de compression de lecture.

Tous les créateurs de contenus textuels digitaux connaissent ces principes de mise en valeur du contenu. C’est même le b.a.-ba des principes éditoriaux web, et la plupart des contenus textuels professionnels sont construits suivant ces principes. Et beaucoup de sites « opportunistes » (SEO oriented) les utilisent aussi. C’est ainsi que l’on trouve des blogs ou sites qui ne comprennent que des titres contenant des buzzwords, des chapôs en gras et un contenu déceptif (ou une vidéo ou une image). Nourriture rapide (et vite digérée) pour l’internaute pressé.

La contradiction « Expertise vs Audience »

Les sites médias l’ont compris et adaptent depuis quelques années leurs articles pour une lecture plus facile et plus rapide sur Internet. Mais pourquoi pas ? Si le grand public veut de la fast culture, de la fast info ou de la fast-référence  offrons-lui en, ça évitera de fermer boutique face aux journaux gratuits, aux blogs opportunistes et autres nouveaux médias de masse.

Mais si c’est recevable avec du contenu généraliste, ça l’est beaucoup moins avec du contenu de spécialiste. Un contenu qui se veut sérieux et pointu par définition. Et pourtant, pour beaucoup de médias spécialisés (surtout par exemple les sites spécialisés en marketing et com), on  trouve des chiffres ou des communiqués de presse copiés-collés sans aucune analyse.

On pourrait les comprendre : les sites médias sont financés par l’affichage de publicité, et donc directement par le trafic qu’ils génèrent. Et dans ce cas, il est plus intéressant d’abandonner les articles de qualité pour du blogging rapide. Blogging rapide = moins cher, plus rapide, et plus d’audience. C’est tout bénéfice se dit le média ! Alors pourquoi payer un expert pour rédiger un article complexe et long que 100 personnes vont lire ?

L’histoire du web nous apprend que le ROI immédiat n’est pas durable

Anecdote de vieux : à la fin du siècle dernier le Journal du Net était un site de référence lu par tous les acteurs du web de l’époque. Nous étions tous abonnés à sa newsletter de qualité et nous lisions tous ses articles (en rêvant secrètement d’apparaitre dedans). J’étais un grand fan. Il y a 5 ou 6 ans, heurté par la fin de la bulle, le JDN a arrêté de se développer pour stagner, voir même régresser. Je ne connais pas les détails (rachat, mutualisation des équipes rédactionnelles, etc.), mais son contenu (fond) s’est gravement détérioré (techniques de création de trafic à la con – annuaires et cie -, mutualisation des articles avec l’Internaute, relance limite spam, etc.), et le journal a arrêté d’évoluer (la forme n’a pas changé depuis 99  en dehors de la multiplication des bannières publicitaires jusqu’à l’overdose).

J’ai donc arrêté  de lire le JDN (et ce depuis plusieurs années), et quand je vois aujourd’hui le nombre moyen de RT de leurs articles, je pense que je ne suis pas le seul. Le JDN a perdu l’aura et l’influence dont il bénéficiait il y a 10 ans, et ce pour gagner de l’argent immédiatement. ROI immédiat versus  image de marque.

Car les spécialistes ne sont pas idiots (sinon ils ne seraient pas spécialistes, hé). Ils vont se faire avoir quelques fois avec des liens attractifs (les 10 recettes pour faire du social media pour pas un rond) et puis ils vont aller lire des vrais sites de référence, ceux qu’ils garderont peut-être jalousement pour éviter qu’on ne leur pique.

Alors comment répondre à ce besoin de médias experts de qualité ?

Donc ces sites de référence, d’experts, ne peuvent créer du trafic conséquent, même si leur audience est de qualité. Alors comment peuvent-ils exister ? Quel modèle économique est possible pour ces médias spécialistes ? (un expert ça coute cher à la fin, sinon c’est pas un expert).

Je vois 3 possibilités pour faire exister ces médias :

  1. Le mélange des genres. Un article d’analyse sérieux, un twit de LOL, un article de SEO rapide, un article sérieux, etc. Cela crée une sorte de média hypnotisant, mélange du meilleur comme du pire. Certains médias journalistes ont déjà sauté le pas, comme Ecrans.fr, mais aussi de nouveaux médias online hyper-spécialisés (je dirais même de niche), comme par exemple le tag parfait mélange de porn et d’analyse sociale.
  2. Les spécialistes blogueurs. Attention, ces derniers n’ont rien à voir avec les blogueurs spécialistes, car ils ne gagnent pas d’argent avec leur activité et se retrouvent souvent avec des blogs sans twitter, sans fanpage, sans ergonomie optimisée. Et pourtant leur contenu, même si il n’est pas optimisé pour la lecture rapide, se révèle être un creuset de bonnes idées, de conseils utiles, d’expériences pratiques, et de réflexion prospectives. La plupart du temps sans publicité, ces blogs/sites d’experts méritent toute votre attention.
  3. Les marques qui revendiquent leur expertise. Les marques passent leur temps à nous dire qu’elles sont les meilleures en ceci ou cela. Ne serait-ce pas le moment de le prouver ? Et quel meilleur support qu’un blog où l’on retrouverait de vrais experts, payés pour discuter sérieusement de leur expertise. Cela se faisait en 2006, mais la plupart de marques se sont arrêtées car 1- cela coûtait trop cher (pourtant aujourd’hui elles investissent toutes dans du community management) et 2- la plupart de ces « experts » étaient des  pisses-copies de l’agence de création de contenu. Autant dire qu’ils étaient de bons agrégateurs (curators dirait-on aujourd’hui), mais certainement pas des experts.

Mais les marques ont besoin maintenant de s’engager auprès de leurs consommateurs et elles ne le feront pas avec du copier-coller ou avec du publi-redac, mais avec de la véritable expertise et de véritables experts qui sauront critiquer, prendre position et défendre leur point de vue. Des experts qui sauront analyser sérieusement des données sans tenter de créer de l’audience par tous les moyens. Des spécialistes qui parleront pour et à des spécialistes, le langage des spécialistes.

Fred Cavazza pense que ce contenu sera monétisé par des marques, pour ma part je préfère imaginer qu’il sera proposé gratuitement. Mais on ne peut nier que l’expertise sera un des prochains champs de bataille des marques dans les prochaines années. Vous ne pensez pas ?

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Author: Cyroul

Explorateur des internets et créateur de sites web depuis depuis 1995, enseignant, créateur de jeux, bidouilleur et illustrateur. J'écris principalement sur les transformations sociales et culturelles dues aux nouvelles technologies, et également sur la façon dont la science-fiction voit notre futur.

10 thoughts on “Les médias experts peuvent-il survivre sur Internet ?

  1. « Fred Cavazza pense que ce contenu sera monétisé par des marques, pour ma part je préfère imaginer qu’il sera proposé gratuitement »
    Les marques seront bien positionnées pour les contenus entertainment, car elles chercheront à apporter une notion de plaisir pour recruter, fidéliser, etc.., en particulier sur un marché en B2C.
    Sur un marché B2B, les marques auront intérêt à apporter des réponses expertes à ses cibles.

    La gratuité comme alternative à la médiatisation de l’expertise? Gratuité financière peut être, mais je ne crois pas (plus?) à l’implication gratuite. Les réflexions sur la gamification des médias online permettent de créer des logiques d’implication où l’incentive n’est pas financière. Des pistes à creuser sûrement.

    Et puis il y a une dernière source pour la création de contenus d’experts, avec de vraies réflexions de fond: ce sont les financements publics (européens notamment) qui permettent le financement de contenus à condition qu’ils s’inscrivent dans un projet bien cadré. Plus complexe à mettre en place, mais potentiellement assez puissant…

  2. @KlarAgora
    Hehe. Je trouve l’exercice très intéressant (comment t’en tenir rigueur, au contraire). Et comme tu le dis, le titre de ces billets ne reflètent pas du tout leurs contenus (donc je suis sauvé).
    Mais si l’idée est intéressante, elle ne s’applique pas ici car je ne vends rien avec ce blog perso (ni des bannières, ni adsense, ni profil de mort de faim pour opé blogueur conciliante, ni mes 140 000 lecteurs par an, et même pas ma boite qui apparait peu dans mes articles) donc il ne rentre pas dans la problématique « media + rentabilité » qui est au cœur de cet article.
    Au contraire, je paie mon hébergement et je ne suis pas payé pour écrire, donc je fais ça le soir au lieu de dormir.
    Pourquoi ? Pour maintenir un site d’expression libre (tout le monde est invité, sauf ceux qui veulent vendre des trucs) sur des thématiques professionnelles ou passionnelles, comme j’en écris depuis 1995 sur le web (et sur papier et derrière un micro avant). Si les titres sont aguicheurs, c’est pour tenter de faire lire les articles longs (et souvent indigestes) que j’ai eu envie d’écrire.

    Par contre, pour les faiblesses en orthographe, je n’ai aucune excuse, je m’agenouille honteusement et je me fustige en public. Certes, je tente de me relire, mais à 2h du mat, j’en laisse toujours échapper une ou deux.
    Et cela me couvre de honte…

  3. Merci Cyril. Je rejoins complètement l’analyse de la situation que tu as pris le TEMPS de déployer ici, et propose un constat dans l’esprit d’un clin d’oeil cynique et amical…

    Il se trouve que les 5 billets proposés au bas de ton article donnent le sentiment de rejoindre la médiocrité ambiante :

    * Les 5 règles pour éviter le mauvais marketing digital cinéma

    > L’épique fail (mauvais marketing)
    > L’article qui t’indique ce que tu dois faire ou ne pas faire pour…
    > Le top ou la liste (en l’occurrence la liste)

    * Journalistes, la médiocrité ne paie plus (part #1)
    > Le clash

    * 70 chiffres sur la révolution sociale digitale (1/3)
    > Les chiffres
    > Les buzzwords #révolution et #digital

    * Exclusif : la vraie vérité vraie sur Twitter !
    > Les buzzwords #Exclusif & #Twitter
    > La révélatioooooooooon

    * Et pourtant, il y a 10 millions d’inscris…
    > Le chiffre !!
    > La faute de conjugaison (euh non)

    Ceci dit, j’ai lu ces billets, et je sais bien que leurs titres jouent précisément de leur « aguichitude » et que tu t’en amuses, en fustigeant justement la facilité de la médiocrité.

    A bientôt Cyril, et ne me tiens pas rigueur pour ce petit ;-)

  4. Je partage le point de vue sur la typologie des contenus (reste à penser le modèle économique pour les experts)…ainsi que sur le développement éditorial gratuit par les marques (pour l’essentiel ou alors avec une version freemium)… La relation marques-publics ne pourra jamais être développée si les parties prenantes ont l’impression d’une « double dépense ».

  5. @Isabelle
    D’ailleurs en publiant mon disclaimer sur les chiffres Skyrock, je me pose une question : Ca ne vous parait pas étrange que le nombre de profils de Skyrock n’ai pas changé depuis 2009 ?
    Vu la progression de Facebook, ça me semble clairement impossible.

  6. Bonjour Isabelle

    Je n’insulte certainement pas les journalistes, ni ceux d’Influencia ni les autres. Ceux que je connais n’aiment pas faire du quick & dirty. Mais ils n’ont guère le choix. Dire qu’ils n’en font pas ne les aiderait pas. La mention d’Influencia était un point de départ de l’article (et puis Stratégies va en avoir marre d’être toujours pris pour cible), ne le prenez pas personnellement.

    Déjà, vous avez raison sur le nombre de profils vs le nombre de blogs de Skyrock. Et je vais immédiatement ajouter un disclaimer bien propre au sein de l’article.

    PAr contre, relisez l’article. En effet, il ne pose pas la question (obsolète) de « blog vs media », mais au contraire celle de « comment être rentable en étant un media online spécialisé de qualité ? ».

    Dire que vous privilégiez la qualité / point de vue n’apporte aucune réponse à cette question. C’est dommage, le sujet que j’aborde dans cet article est au coeur de votre métier, j’aurai adoré en savoir plus (vous avez un modèle très intéressant avec votre newsletter Docnews – qui a été repompée dernièrement par un acteur que je ne nommerai pas – je l’ai fait plus haut).
    Alors si vous désirez donner votre point de vue sur ce sujet, libre à vous (dans les com ou sur un article – je publie).

    Donc sans rancune non plus. Je continuerai à lire Influencia toutes les semaines, car c’est l’un des magazines de com online les plus quali en France. Enfin, pour l’instant.

  7. vous avez le droit d’avoir votre point de vue, pas d’insulter les journalistes qui font leur métier. ‘quick and dirty »
    à mon tour de vous renvoyer l’expression
    pour info il y a 24 838 899PROFIL s actuellement, c’est sur le site de skyrock
    vous parlez d’une analyse rapide, en effet votre analyse est rapide. Influencia est un vrai media, pas un blog. Et nous continuerons à privilégier la qualité et à affirmer nos points de vue
    Sans rancune

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